jeudi 10 novembre 2016

Des poupées cousues d'enfance et d'Histoire


Etonnantes créations à partir d'objets- poupées présentées récemment à Paris. Il y avait eu cet été une magnifique exposition à la Halle saint Pierre, celle de la collection de l'abbaye d'Auberive. Parmi les oeuvres, une série de poupées de chiffon marquées de la guerre de 14 et évoquant aussi la guerre dans le quotidien de la vie, celle qui vous étouffe au fond des cuisines et des sombres chambres...

Ces bourrages sont l'oeuvre de Francis Marshall, peintre découvert par un collectionneur d'art brut. Souvent exposés, ils ont rejoint le musée d'art brut de la Fabuloserie en Seine et Marne. 

Ci contre, "La chambre 23" datant de 2007. Ces poupées sont intrinsèquement liées aux objets, et deviennent aussi surfaces d'inscription de dates et de noms, ici celui de l'artiste sur la chaise ci-dessous.

Même sans rien connaître de la vie de cet homme, on peut sentir la force de cet univers d'emprisonnement, de folie et de traumatisme de guerre. La date de 1915 apparait sur l'une des poupées, trop peu lisible pour la reproduire ici.

Il y a eu également au Musée d'art et d'histoire du judaïsme à Paris une très belle exposition des oeuvres de Michel Nedjar à l'occasion d'une donation faite au Musée. Cet artiste fils de tailleurs juifs de pères en fils a réussi lui aussi à travailler son monde intérieur avec des poupées fabriquées en chiffons et autres rebuts, en lien avec la tradition juive des schmattès (mot yiddish qui évoque le métier de tailleur et aussi la fripe).

Les poupées de Nedjar abordent ainsi les questions d'identité, de langue et de transmission à travers une forme d'expression issue de son enfance et parvenant à atteindre une dimension symbolique universelle à partir de son monde intime devenu aussi caisse de résonance de l'Histoire. Dans une émission de France culture, "Talmudique", il rappelle la phrase de Gombrowicz "tout est tissé d'enfance".


Nedjar a été passionné d'art brut et a été cofondateur du musée de l'Aracine. Ses poupées (exemple ci-contre) faisaient l'objet de rituels, opérant pour lui comme des rituels de renaissance. Il s'en explique de façon très émouvante dans une video disponible sur internet. On peut penser encore aux Vénus préhistoriques avec leurs formes généreuses et troublantes, apparemment grossières mais à la mesure des peurs devant l'informe, le non représentable et le difforme auquel le monde infantile a nécessairement affaire.

A Lempedusa aussi, des rescapés sur l'île avaient créé une madone de chiffons (cf article précédent du blog). Un hommage rendu par ceux qui avaient échappé cette fois-là à la guerre et à la mort. Hommage aux frontières de l'extrême, entre vie et mort.

Aujourd'hui, le hasard des programmations nous donne l'occasion de voir un film d'animation hors normes, construit à partir de poupées-marionnettes étonnamment parlantes, "Ma vie de courgette" du réalisateur Claude.Barras. Il ne s'agit pas de guerre ici mais de situations traumatiques vécues par des enfants finalement accueillis dans un foyer. L'émotion de l'enfance qui y est convoquée peut aller droit au coeur du spectateur et à son intelligence, quel que soit son âge.

Cette référence peut sembler sans rapport avec les poupées évoquées plus haut. Pourtant la force incroyable de ce film, grâce à la réalisation mais aussi à l'expression des poupées et à la finesse du scénario (dû à la réalisatrice Céline Sciamma), a fait exploser tous les critères des programmations à succès et bouscule l'échelle des âges supposés s'y intéresser, même si l'enfance y est reine. L'émotion prend ici une dimension symbolique tout à fait bienfaitrice dans le monde qui est le nôtre. Elle est porteuse de rencontres, de paroles et de pensées qui peuvent s'inscrire, pour les protagonistes du film comme pour les spectateurs, dans une temporalité décollée de l'immédiateté.  Et du coup, les liens avec des éprouvés exprimés à travers nos constructions d'enfants, faites de bric et de broc, se libèrent et nous invitent à un étonnant voyage psychique.



1 commentaire:

  1. Merci pour cet article passionnant. J'ai donc manqué deux expositions à Paris cet été ! Je le regrette amèrement.

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