jeudi 14 avril 2016

Danser la guerre?


Danser la guerre ou danser sur la guerre aujourd'hui? En écho aux commémorations du centenaire de la guerre de 14-18, cette question vient rebondir sur les représentations de cette guerre données par les artistes, peintres, plasticiens, sculpteurs, largement réexposées au cours des dernières années et présentes sur ce blog.


A côté des travaux colossaux d'Anselm Kiefer en fin d'exposition à Beaubourg, où l'on rencontre notamment les deux dernières guerres dites "mondiales", ceux de Fromanger (encore exposés) et en particulier sa réflexion-composition politique sur la guerre, peuvent sembler aujourd'hui de moindre envergure, sollicitant moins l'émotion mais d'un accès plus immédiat. 


Dans la série "Annoncez la couleur" il propose en effet un dyptique avec le titre suivant: "La coexistence n'est jamais pacifique... La guerre n'est jamais froide", 1973 (cf ci-dessus et ci-dessous). Les deux tableaux sont présentés côte à côte dans l'exposition. Cette oeuvre propose-t-elle d'abord une représentation du temps de la paix, même dans une diversité culturelle et politique, suivie de celui de la guerre et du mouvement qu'elle impose? Ou bien serait-ce plutôt une vision de deux types de guerres, de ses deux temps, l'un apparemment ordonné mais où couve la guerre, ainsi que le suggère la légende, et l'autre où tout est dérangé? 


L'hyper-ordre initial des titres de presse est-il plus rassurant que le joyeux désordre des couleurs dont on ne perçoit pas immédiatement les nouveaux liens entre elles. Il y a peut-être bien de la destruction, dans ce deuxième tableau, mais bizarrement, tout en rondeur. Les titres de presse s'y dispersent, s'y déchirent. Et pourtant, je ne peux m'empêcher d'y voir une sorte de danse des couleurs qui me rappelle les propos de l'artiste sur la danse. (cf article précédent du blog).


Parfois, c'est le fait de jeunes générations que de nous obliger à regarder autrement d'anciennes guerres, guerres qu’elles n’ont pas faites mais dont elles ont quand-même été faites, via leurs ainés, leurs parents, la société et en particulier l’école. De nouveaux rapport aux guerres, mais aussi à l'Histoire et à sa place dans la vie psychique à travers les générations, amènent ainsi aujourd'hui à une créativité foisonnante des points de vue qui s' entremêlent au sujet des guerres, et au-delà, quant aux sociétés humaines.


Par exemple, comment faire quand on est une fille née vers les années 1985 dans la Meuse, et, qui plus est, à Verdun? Comment faire avec tout le poids de cette guerre de 14, omniprésente sur les sites des tranchées, et avec les monuments aux morts, les commémorations et les initiatives mémorielles de toutes sortes proposées chaque année? En dansant, et en dansant avec les mots et la musique... C’est la réponse qui  m’est donnée un soir d'Avril à Paris et sur un autre registre encore que celui de Gérard Fromanger.



Ce soir-là, je descends du quartier de Belleville pour voir une chorégraphie intitulée "L'ossuaire et moi", intriguée par ce titre et par ce que peut proposer une danseuse ou une chorégraphe sur Verdun... En marchant, je m'aperçois que j'ai pris un chemin inhabituel en bifurquant d'une rue à l'autre. Je ne me rappelle même plus le nom de celle qui m'arrête maintenant, si étrangement. Une grande  fresque dessine au loin sur une façade un visage qui me devient familier et sympathique au fur et à mesure que je peux l’identifier : je reconnais finalement Germaine Tillion sur le volet clos d’une librairie.


J'étais donc bien déjà sur le chemin de la guerre! Celle d'Algérie, me dis-je, en pensant à l’engagement de cette ethnologue auprès des militants pour l’indépendance de l’Algérie.  Mais avant cette guerre, il y eut pour Germaine Tillon celle de 40. D'ailleurs sur la face latérale du store, je vois représenté le visage de Genevieve Anthonioz de Gaule. Deux rescapées des camps. Deux femmes engagées, résistantes. Quelle émouvante introduction à la chorégraphie que je vais voir à la "Maison des Métallos"  du XIème arrondissement de Paris! 


C’est une jeune génération qui m’attend et pour une autre guerre: celle de 14-18. Etrange emboîtement des guerres dans cette actualité d'un soir pour moi! Guerre d'indépendance de l'Algérie, guerre de 40, guerre de 14... 


Je découvre alors un travail à deux, auteure et danseuse, comme à deux voix, même si l'une des deux seulement danse. Elle danse mais dit aussi, raconte en dansant, comme si le corps en mouvement venait faire sortir les mots! Cette chorégraphie donne une forme directe et forte à cette expérience d’enfant et d’écolière de Verdun, élevée sur un lieu emblématique de la guerre de 14. 


Pour moi, spectatrice, souvent confrontée, dans mon travail de psychanalyste, aux traces de la guerre, c'est une grande joie que j'éprouve de sentir les effets les plus dynamiques de la transmission, par des voies combinées, individuelles, familiales, et sociales et à travers des générations successives. 



Transmission paradoxale, passée parfois par le "raz-le-bol", notamment des fameuses sorties scolaires, si répétitives, à l'ossuaire de Verdun et par des moments d'effroi surgissant de l'ennui que connaissent tous les enfants et tous les écoliers... Passée parfois aussi par les mots à l'emporte-pièce des Anciens sur la guerre, sans qu'il ait été consciemment question pour eux tous de "transmission" au sens psychique couramment utilisé aujourd'hui. 



La création ici se fait dans le mouvement, dans l'engagement du corps, dans le souffle. La guerre sur scène devient celle des mots et du corps. Elle crée pourtant un autre temps, ouvre une perspective grâce à la force combinée de l'émotion et du jeu, de la gravité et de l'insolence.