vendredi 12 février 2016

Avec Gérard Garouste et Anselm Kiefer.


Les livres brûlés, Gérard Garouste
Deux artistes qui s'appuient sur un travail érudit à partir de textes, de la mythologie, de la Bible, de la littérature, de la philosophie; mais surtout des textes de la tradition juive, alors qu'ils ne sont juifs ni l'un ni l'autre. L'un est héritier d'un père nazi, l'autre, d'un père "collabo", selon ses termes.


Leur art est pris dans cet héritage, un héritage d'antisémitisme qui leur a fait prendre le contrepied absolu: apprendre l'hébreu, travailler la Kabbale, le Talmud, la Bible ou, comme disait Gérard Garouste lors d'une conférence récente donnée à l'Institut Monsouris de Paris: après avoir d'abord aperçu la complexité du travail sur la Kabbale, s'être ensuite penché sur le Talmud, il s'est finalement dit: "Pourquoi ne pas simplement lire et étudier la Bible?"


Anselm Kiefer dont les oeuvres sont exposées encore au centre Beaubourg, intègre dans son travail les données de la culture et de l'histoire allemande. Il mobilise la culture allemande dans toutes ses dimensions, historiques, mythologiques, philosophiques et politiques à la fois, en y intégrant la Shoah mais sans s'y fixer. Celle-ci se trouve comme infiltrée, dans ses oeuvres, par de multiples références autres, elle est impossible à oublier, à ne pas voir, mais elle est située parmi d'autres.  Les regardeurs connaissent ou reconnaissent éventuellement cette multiplicité de références mais pour ma part, c'est l'émotion qui a gagné la partie alors que mes connaissances ne me donnaient pas un accès évident à tout ce bagage érudit.


Waterloo, Waterloo et la terre tremble encore, Anselm Kiefer 1982
Cette oeuvre génère une quantité de discours, sans doute sollicités par ceux de l'artiste lui-même sur ses créations. Du coup s'y joignent un amoncellement de mots, d'explications, de tentatives de maîtriser l'oeuvre intellectuellement alors qu'il ne s'agit pourtant pas de traités didactiques, malgré l'érudition de l'artiste, mais d'oeuvres d'art, précisément.


Fortement ébranlée par cet art, je me suis vite sentie presque saturée par ces discours, malgré tout le plaisir que j'avais eu précédemment à lire les commentaires de Daniel Arasse; et j'ai éprouvé violemment le risque qu'ils viennent tendre un cache sur ce que cette oeuvre pourrait, peut, adresser à chacun d'entre nous, d'où qu'il vienne et quelle que soit sa culture.


A l'exposition de la BNF, où je me suis rendue peu avant la fermeture, les conférenciers se succédaient, expliquant, et faisant même deviner, ce qu'il "fallait" voir ou comprendre... (écho, pour moi, de mes cours de philosophie sur le "Mythe de la caverne" de Platon, que j'ai évoqués dans Rue Freud ). Il "fallait" voir, par exemple, dans le dispositif de l'exposition, la forme d'une cathédrale invitant à être réceptif au caractère sacré du travail d'Anselm Kiefer sur le livre. Discours sans aucune conséquence  sur la disposition dans laquelle semblaient être les auditeurs, plus ou moins excités par ces jeux de devinettes. Discours sans doute trop extérieur, trop pris dans un savoir supposé clos ou dans une affaire d'initiés.



Peu après, alors que je profitais d'un moment où le tableau "Le livre" était visible en son entier, libre de tout spectateur, une femme se mit à déambuler devant, sans aucune attention à l'oeuvre ni aux regardeurs, seulement retenue par un appel sur son téléphone portable... Il faut dire que le tableau en question a la dimension d'un immense mur... (Cf ci-contre "Le livre", 2007).


Le caractère sacré s'y trouvait une fois de plus dérisoirement bafoué  par cet usage permanent de la connection; usage qui gangrène tout rapport à la présence, et ici en particulier au présent de l'espace-temps proposé par l'artiste.  Et j'ai dû insister en haussant le ton plus que je n'aurais voulu pour que cette "indéconnectable" m'entende enfin lui demander d'aller téléphoner ailleurs...

 
Les dispositifs d'exposition apparaissent parfois provoquer bien des effets incroyablement décalés par rapport à la charge des oeuvres! Celui de la BNF pourtant était remarquable et choisi par Anselm Kiefer: invitant chaque visiteur, comme le fait l'oeuvre elle-même, à entrer en résonance avec la dimension de l'Histoire tout autant qu'avec sa plus secrète intimité.


Lors de la conférence donnée par Gérard Garouste à l'Institut Monsouris et dans le débat qui a suivi, l'artiste, racontant son parcours avec la tradition juive et les symboles insérés dans ses tableaux, insistait pourtant sur le fait qu'il ne savait pas comment interpréter ses choix subjectifs. Il ne rentrait pas dans ce procédé qui consiste à tenter d'expliquer l'oeuvre par des références  ou des interprétations, comme on l'y invitait. En somme, il nous indiquait que nous, regardeurs, nous pouvions donner libre cours à nos associations sur les tableaux. C'était notre affaire, pas la sienne. Et pourtant, ses tableaux procèdent aussi d'une très grande culture, d'un vrai travail d'érudition. Mais au lieu de nous expliquer son oeuvre, il nous a raconté un parcours.


Le hasard m'ayant donné accès à nouveau à ces deux créateurs coup sur coup, j'ai eu plaisir à les trouver reliés dans certains commentaires, et surtout à continuer mon chemin avec leur oeuvre:

chemin commencé, pour Anselm Kiefer, avec ses variations sur la femme de Loth qui m'invitèrent à prolonger mon parcours associatif sur les chemins qu'ouvrent ce motif de pétrification du regard en arrière (cf articles du blog "L'oubli en un clin d'oeil", 18/04/2014, "Celle sur laquelle se retourner avec Anselm Kiefer", 31/01/ 2014 ...); motif associé désormais pour moi à la suspension du temps dont Jean-Max Gaudillière nous parlait à propos du trauma (cf articles du blog sur le séminaire qu'il tenait avec Françoise Davoine à l'EHESS). Et pour Gérard Garouste, chemin poursuivi avec Cervantès, lors de sa dernière exposition chez Templon (cf article du blog du 12/02/2014 intitulé "Garouste aux mille et un visages"). Ci-contre: buste de Don Quichotte aux trois visages qui me fit revenir en arrière...


Il m'est apparu que ce travail patiemment poursuivi par les créateurs et invitant en permanence les regardeurs à l'étonnement, n'était pas sans lien avec mon rapport rêvé à la lecture de textes psychanalytiques. Oui, il faudrait pouvoir les lire comme des oeuvres d'art, en s'autorisant à lâcher la maîtrise intellectuelle, le plus souvent d'abord sollicitée et nécessaire, pour laisser le champ ainsi balisé par elle à la mouvance des associations et à cette "pénombre associative" dont parlait le psychanalyste anglais Bion; toute tentative de pétrification du savoir paraissant dérisoire dans le champ psychanalytique comme dans le champ artistique.