dimanche 25 décembre 2016

corps de femmes recréés, occupés, défigurés, décomposés

Les artistes ont parfois une capacité à mettre en images les états du corps les plus insaisissables. Mais s'agit-il vraiment du corps ou plutôt de certains états psychiques vécus à travers le corps? Corps-symptômes, pris dans des éprouvés inconnus, angoissants, à rendre fou! Eprouvés qui peuvent aussi faire croire à celui qui les vit que tout se voit, s'inscrit sur le corps de façon visible, et qu'il ne peut rien en préserver du regard de l'autre.


Il y aussi ces sortes de visions, de projections que nous faisons de l'autre, de ses débordements d'humeur ou de ses inconstances, de ses attitudes incompréhensibles et imprévisibles, surtout quand elles sont vécues dans l'enfance à l'égard de parents, ressentis comme tout-puissants. Elles peuvent rester agissantes tout au long de la vie.


Précisément les artistes nous en offrent parfois des traductions saisissantes que le regardeur peut recevoir et tenter de s'approprier. Plusieurs expositions en donnent l'occasion ces derniers temps.


En particulier celle du musée Cantini à Marseille, sur le rêve (jusqu'au 22 Janvier 2017). On y voit cette tête de femme peinte par Victor Brauner qui fait sentir l'effroi de se sentir doublée d'une présence...étrangement invisible, mais si prégnante pour le regardeur... Apparemment tout est beau et lisse sur ce visage de femme. Mais par derrière, qu'est-ce donc que ce monstre noir qui apparait comme une excroissance de sa tête? Belle et Bête en métamorphose redoutée... La Belle sait-elle ce qui se trame dans sa tête?


Son regard, quasi de verre, est-il tourné vers l'intérieur d'elle-même? Figuration de ce que l'on peut projeter de l'horreur de soi ou de l'horreur de l'autre, dans sa capacité de tromperie? Ou bien, à une échelle plus anthropologique, destin inéluctable de la beauté humaine appelée à être dévorée, défigurée, transformée en monstre par un agresseur, toujours tapi par derrière? Cette oeuvre date de 1941, alors que L'Europe est envahie par les nazis. L'artiste, juif d'origine roumaine, émigré en France et surréaliste, l'a intitulée "Conciliation extrême"!


D'autres états du corps figurés par Magritte sont visibles au centre Pompidou à Paris en ce moment. L'un d'eux apparait comme une version beaucoup plus lisse, mais en mouvement et humoristique, de cette colonisation par l'autre, avec "Les jours gigantesques".


La femme se débat ici mais l'homme la colle comme une deuxième peau.  Terrible risque pour elle de confusion avec le corps de l'autre! Terrible attraction pour lui par le corps de l'autre, désinvesti de sa dimension de femme! Il a déjà contaminé sa peau. Jusqu'où ira-t-il? Cependant il s'est  amputé d'une grande partie de son propre corps!


Un autre tableau célèbre de Magritte est présenté à Paris mais troublant, écoeurant même, dans ce qu'il donne à voir du corps de l'autre: il crée une envie de s'en détourner. Plus rien n'y est à sa place! Mais faut-il parler de corps ou de visage? Le corps entier occupe la tête de cette femme! Sans doute l'artiste en a-t-il fait un éclat de rire... Un éclat de rire surréaliste...


Et pourtant, quelle impudeur, quelle horrible nudité! Ce tableau-là s'intitule "Le viol" et date de 1945.  Magritte en a fait une autre version quelques années plus tôt. Qu'est-ce-qu'il cherche donc à violer ici, même s'il en rit? Ce n'est qu'une représentation, certes, une création, mais elle fait venir au regardeur tant d'associations les plus actuelles, les plus crues, les plus révoltantes! Aussi bien en raison de la date de sa création que de ses résonances avec les guerres actuelles...


Peut-être y a-t-il dans ce corps monstrueux quelque chose à la mesure de ce que vit une femme violée? A moins qu'il ne s'agisse de ce que peut éprouver un violeur qui veut s'approprier l'autre en recréant son corps selon sa pulsion?


A propos de ce tableau, Magritte exprime dans une lettre à son ami C.Spaak ce qui à ses yeux est essentiel dans l'art: "une pureté, une précision de l'image du mystère, qui ayant abandonné toute conjoncture accidentelle, soit décisive" (in René Magritte, signes et images de Harry Torczyner, Edition Draeger 1977). Ce décisif a bien quelque chose de glaçant, ici...


Pour sortir de l'horreur du corps qui n'est plus que chair obscène, nous pouvons revenir à Marseille pour nous attarder sur cette Thérèse Walter intitulée "Dormeuse aux persiennes", corps de femme aimée "recréé" par Picasso en 1936. Etrangement, de ce corps décomposé se dégage une sensualité, une beauté, une puissance émouvantes, tout en suscitant simultanément un trouble d'inquiétante étrangeté.


Visions de corps de femmes par des artistes hommes qui se parlent aujourd'hui d'une ville à l'autre, de Marseille à Paris.  Visions qui offrent au regardeur d'autres possibilités de créations intérieures, de rêveries éveillées et d'associations libres. Un vent de liberté malgré certains chemins ouverts vers l'horreur... 


lundi 5 décembre 2016

Depuis Novembre 2016

Lors de "radios-trottoirs" de chaines télévisées, on pouvait entendre que l'état des connaissances du public sur ce que commémorait l'Armistice du 11 Novembre était bien flou. Sans doute aussi aussi sur le sens même de ce mot bizarre, "armistice" (du latin "arma", arme et "sistere" arrêter, d'après le Dictionnaire Le Robert).

En cette période qui suit le jour des morts, les cimetières sont généralement très fleuris et j'ai pu le constater récemment à Sète. Bien sûr, tout le monde connait le cimetière marin de Sète mais on ne sait pas toujours qu'il y a deux cimetières à Sète, le fameux dit "marin" et l'autre dit "Le Py".

Quand on cherche la tombe de Georges Brassens, on s'étonne parfois de ne pas la trouver avec celles de Paul Valéry ou de Jean Vilar. C'est qu'il se trouve dans cet autre très beau cimetière, celui qui n'a pas été immortalisé par le grand poète Valery. 

Dans ce cimetière Le Py on trouve aussi des carrés instructifs, celui des Musulmans, celui des enfants. Et puis les carrés militaires avec un ensemble de tombes datant de la guerre de 14, de celle de 40 et de celles de la décolonisation. Beaucoup de noms d'origines diverses, des noms arabes, notamment, mais aussi, plus surprenant, des noms allemands de combattants de la guerre de 14 ayant été soignés dans la région.

En me documentant, je redécouvre qu'il n'a pas toujours été possible d'enterrer individuellement un soldat. Ce devrait être une évidence, et pourtant, dans ce contexte, cette donnée prend une nouvelle portée.

Dans un passionnant article publié dans un ouvrage collectif  "Les cimetières militaires de la grande guerre 1914-1940" (Editions La Découverte, 2011),  l'historien Antoine Prost rappelle ceci: "Un cimetière étant par définition une réunion de tombes individuelles, parler de cimetière militaire, c’était affirmer que tout soldat, quel que soit son grade, avait droit à une sépulture individuelle, alors qu’auparavant, seuls les officiers bénéficiaient de ce privilège, les soldats étant inhumés anonymement dans des fosses communes. La reconnaissance du droit de tout soldat à une sépulture individuelle consacre donc l’égalité fondamentale des citoyens."


Et la loi du 29 décembre 1915 énonçait désormais : « tout militaire mort pour la France a droit à une sépulture perpétuelle aux frais de l’État ». Nécessité donc d'inscrire les noms et de ne plus s'en tenir au jet des restes des corps dans la fosse commune. Quel pas symbolique important!

Cette avancée va de pair avec l'évolution du travail des historiens sur les guerres, ceux-ci étant devenus beaucoup plus attentifs depuis cette "grande" guerre dont l'armistice se commémore en Novembre, aux destinées individuelles des soldats ainsi qu'à celles des civils à l'arrière des fronts. Et de nos jours, c'est aussi aux suites de la guerre chez les descendants des soldats et des combattants qu'ils s'attellent en s'appuyant beaucoup sur les témoignages, travail qui peut être mis en relation avec ce qu'abordent parfois les psychanalystes avec la parole des héritiers des générations suivantes sur leurs divans.

Les cimetières si fréquentés en ces périodes de Novembre ont toujours tant de choses à nous apprendre et tant d'émotions à nous faire vivre, à la croisée des histoires individuelles, familiales et de la grande Histoire! A condition toutefois de s'y attarder, d'y ouvrir les yeux, d'y lire les inscriptions multiples qui se présentent et leurs résonances en nous...

jeudi 10 novembre 2016

Des poupées cousues d'enfance et d'Histoire


Etonnantes créations à partir d'objets- poupées présentées récemment à Paris. Il y avait eu cet été une magnifique exposition à la Halle saint Pierre, celle de la collection de l'abbaye d'Auberive. Parmi les oeuvres, une série de poupées de chiffon marquées de la guerre de 14 et évoquant aussi la guerre dans le quotidien de la vie, celle qui vous étouffe au fond des cuisines et des sombres chambres...

Ces bourrages sont l'oeuvre de Francis Marshall, peintre découvert par un collectionneur d'art brut. Souvent exposés, ils ont rejoint le musée d'art brut de la Fabuloserie en Seine et Marne. 

Ci contre, "La chambre 23" datant de 2007. Ces poupées sont intrinsèquement liées aux objets, et deviennent aussi surfaces d'inscription de dates et de noms, ici celui de l'artiste sur la chaise ci-dessous.

Même sans rien connaître de la vie de cet homme, on peut sentir la force de cet univers d'emprisonnement, de folie et de traumatisme de guerre. La date de 1915 apparait sur l'une des poupées, trop peu lisible pour la reproduire ici.

Il y a eu également au Musée d'art et d'histoire du judaïsme à Paris une très belle exposition des oeuvres de Michel Nedjar à l'occasion d'une donation faite au Musée. Cet artiste fils de tailleurs juifs de pères en fils a réussi lui aussi à travailler son monde intérieur avec des poupées fabriquées en chiffons et autres rebuts, en lien avec la tradition juive des schmattès (mot yiddish qui évoque le métier de tailleur et aussi la fripe).

Les poupées de Nedjar abordent ainsi les questions d'identité, de langue et de transmission à travers une forme d'expression issue de son enfance et parvenant à atteindre une dimension symbolique universelle à partir de son monde intime devenu aussi caisse de résonance de l'Histoire. Dans une émission de France culture, "Talmudique", il rappelle la phrase de Gombrowicz "tout est tissé d'enfance".


Nedjar a été passionné d'art brut et a été cofondateur du musée de l'Aracine. Ses poupées (exemple ci-contre) faisaient l'objet de rituels, opérant pour lui comme des rituels de renaissance. Il s'en explique de façon très émouvante dans une video disponible sur internet. On peut penser encore aux Vénus préhistoriques avec leurs formes généreuses et troublantes, apparemment grossières mais à la mesure des peurs devant l'informe, le non représentable et le difforme auquel le monde infantile a nécessairement affaire.

A Lempedusa aussi, des rescapés sur l'île avaient créé une madone de chiffons (cf article précédent du blog). Un hommage rendu par ceux qui avaient échappé cette fois-là à la guerre et à la mort. Hommage aux frontières de l'extrême, entre vie et mort.

Aujourd'hui, le hasard des programmations nous donne l'occasion de voir un film d'animation hors normes, construit à partir de poupées-marionnettes étonnamment parlantes, "Ma vie de courgette" du réalisateur Claude.Barras. Il ne s'agit pas de guerre ici mais de situations traumatiques vécues par des enfants finalement accueillis dans un foyer. L'émotion de l'enfance qui y est convoquée peut aller droit au coeur du spectateur et à son intelligence, quel que soit son âge.

Cette référence peut sembler sans rapport avec les poupées évoquées plus haut. Pourtant la force incroyable de ce film, grâce à la réalisation mais aussi à l'expression des poupées et à la finesse du scénario (dû à la réalisatrice Céline Sciamma), a fait exploser tous les critères des programmations à succès et bouscule l'échelle des âges supposés s'y intéresser, même si l'enfance y est reine. L'émotion prend ici une dimension symbolique tout à fait bienfaitrice dans le monde qui est le nôtre. Elle est porteuse de rencontres, de paroles et de pensées qui peuvent s'inscrire, pour les protagonistes du film comme pour les spectateurs, dans une temporalité décollée de l'immédiateté.  Et du coup, les liens avec des éprouvés exprimés à travers nos constructions d'enfants, faites de bric et de broc, se libèrent et nous invitent à un étonnant voyage psychique.



vendredi 21 octobre 2016

Lempedusa, encore et toujours!

Dans le précédent article, j'ai évoqué une exposition du Mucem de Marseille qui avait eu lieu en 2015 intitulée "Lieux saints partagés". Elle y présentait, entre autres, des documents illustrant la tradition ancienne d'accueil des naufragés et des rescapés de toujours par les habitants de l'île de Lampedusa à travers le temps. Ile qui par ailleurs servait aussi d'escale pour les navigateurs.


Cette photo de Franck Pourcel prise en 2012 à Lampedusa montre une sculpture faite par des migrants avec des matériaux de rebut  et qui évoque une sorte de madone avec femme et enfant.


L'exposition précisait que depuis le XVIème siècle il existait une grotte dédiée à la fois à Marie et à un saint musulman. Les marins des deux religions y déposaient des offrandes et des vivres destinées aux éventuels naufragés. D'où l'appellation de "Madone des naufragés" donnée à cette vierge.


Il est précieux d'avoir ainsi l'occasion de mettre en perspective les évènements de notre monde d'aujourd'hui avec  ce que le temps a forgé pas à pas bien avant le présent de notre actualité. Cette tradition, d'accueil mais aussi de partage des lieux saints entre différentes religions, se heurte aujourd'hui à une catastrophe, si l'on s'en tient aux images médiatiques, aux chiffres démesurés qu'on annonce et à la répétition de l'impuissance qu'ils révèlent.


Pourtant il existe d'autres regards possibles sur ce qui se passe là-bas, d'un côté et de l'autre des parties clivées de cette île. C'est ce à quoi nous invite le documentaire exceptionnel de Gianfranco Rosi "Fuocoammare Par delà Lampedusa", qui a travaillé sur le long terme avec les habitants de l'île, ceux dont la vie continue tant bien que mal et ceux qui s'exposent à ces raz de marée incessants de naufragés, vivants et morts. 


Il leur a consacré une attention prolongée pour saisir la vie dans tous ses états, à travers notamment l'engagement bouleversant d'un médecin de l'île aussi bien que la vie des enfants et de leur famille, éloignés, même clivés, de ce qui se vit sur la côte où sont recueillis les migrants.


Un tel regard de documentariste et de cinéaste à part entière, en particulier la construction de son film, permettent au spectateur d'être à la fois informé, au plein sens du terme, touché et capable de penser quelque chose de cette situation pourtant démesurée.


Objet présenté au Mucem avec cette phrase:
"Dono Di Sua Santita
Papa Francesco S.Natale 2013"
Quel soulagement que les créateurs puissent poursuivre leur exigence de travail et la faire partager, à contre-courant du désastre auquel conduit la diffusion accélérée d'informations supposées telles mais qui ne sont que des "données" accumulées sans perspective!


Ces créateurs nous redonnent ainsi accès au temps pour penser et d'abord pour éprouver ce qui nous est donné à voir. Et des moments si différents les uns des autres peuvent captiver le spectateur dans l'émotion la plus simple, dans un sourire complice, aussi bien que dans l'effroi, et le sentiment d'accéder à l'irreprésentable.


Après avoir vu ce film, je me suis sentie accaparée par une image, d'abord insaisissable, qui semblait chercher à accéder à ma mémoire. Elle venait se superposer à celle de ce formidable match de foot filmé par Rosi entre les réfugiés composant des équipes à partir de populations de multiples nationalités attendant dans leur camp. 


Et peu à peu s'est précisé en moi le souvenir d'un non moins extraordinaire jeu de foot, sans ballon celui-là, qui venait du film "Timbuctu" du réalisateur Abderrahmane Sissako, Partie de foot qui narguait la terreur que voulait faire régner les islamistes sur les populations. Cette partie était exemplaire des capacités de résistance que peuvent opposer le jeu et le rire et dont font souvent preuve les enfants dans des situations dramatiques; capacités que n'avaient pas perdues ces adultes-là... 

vendredi 30 septembre 2016

Echoué, l'homme de sable?


Ce matin-là il est encore tôt sur cette plage méditerranéenne. Mais déjà quelques pêcheurs se sont postés avec leurs lignes plantées face à la mer. Et quelques coureurs, « joggers », longent la ligne des flots en jonglant avec les vagues qui s'échouent sur le bord. A la recherche de la meilleure densité du sable pour courir, je suis quelques traces de pas déjà inscrites avant les miennes, plus ou moins effacées, et m'en écarte parfois, selon la montée des vagues.

Celles-ci ne menacent en rien habituellement le rythme des flâneries au bord de la mer comme celles des océans peuvent le faire, mais elles surprennent parfois en venant lécher les affaires déposées trop près du bord. A cette heure-ci, pas d'affaires, juste les lignes de pêche porteuses de fils invisibles et des traces, inscrites peut-être depuis la veille, ou fraîchement  laissées le matin même.

Je poursuis donc ma course avec elles et à mon retour j'ai le plaisir de regarder la mer depuis un autre axe. En sens inverse ? Oui mais surtout en accédant intérieurement à des sens multiples. En revenant sur mes pas, je découvre quel a été mon regard dans l'autre sens; et tout ce qu'il a manqué, croyant avoir été pourtant très aiguisé, malgré la course.

Quelque chose me trouble soudain, comme une ombre, une présence inaperçue derrière moi. Je me retourne mais m'aveugle devant ce qui m'apparaît en un éclair. Un homme échoué ? Quelqu'un qui s'est enterré dans le sable comme aiment à le faire les enfants ? Hier, j'en ai vu deux, ensablés jusqu'au cou côte à côte et qui devisaient plaisamment... Mais ici, pas de plaisir, des images effroyables qui se superposent aussitôt à cette silhouette ensablée. Comme si quelqu'un, un cadavre, s'y trouvait enfoui... enfin non, pas enfoui...plutôt en relief mais comme une excroissance, une boursouflure, une enflure du sable qui cacherait quelque chose... quelqu'un...


Prise dans ce double retournement, je m'arrête et je regarde; je regarde cette étrange sculpture éphémère mais je scrute aussi ce qui surgit en moi. Lampedusa, et sa longue histoire d'accueil de migrants racontée dans une exposition du Mucem vue en 2015, le héros de conte, Sindbad le marin, et ses échouages successifs, toujours recommencés et toujours racontés, les moulages des corps de Pompei, et puis différents textes d'écrivains, entendus à la radio, et qui racontent les dérives des migrants d'aujourd'hui, leurs espoirs et leurs révoltes, et à travers des personnages de fiction aussi, ce qui leur vient parfois d'idées destructrices, de rage, de désirs de vengeance...

Cette silhouette de sable est en posture allongée, à plat ventre, comme peut l'être une personne endormie, mais surtout comme l'était l'enfant échoué sur le bord de la Méditerranée et dont la photo tant de fois publiée dans les medias ces derniers mois, exposée, a tant fait parler et sans doute tant fait éprouver!

J'aurais bien aimé rencontrer celui qui avait conçu cette forme allongée de sable! A quoi pensait-il ? Qu'avait-il en tête en la laissant ainsi abandonnée sur la plage ? Avait-il plutôt choisi de l'exposer ? Qu'elle fasse événement pour quelqu'un ? Qu'elle le fasse rêver ? L'avait-il simplement livrée à la mer, comme l'ont été tant de migrants avant elle ? Etait-ce un discours politique?

Je suis passée une première fois devant elle sans la voir, en courant. Ce n'est qu'à mon retour, en marchant, que j'ai senti que quelque chose m'échappait derrière moi. Double retournement, encore... Comme ceux que je travaille avec la psychanalyse. Oui, cette silhouette me fait rêver, au sens bionien du terme.

Au fil de ma rêverie, je vois les vagues lécher ce qui reste des jambes de l'homme de sable. La mer en a déjà emporté une partie... Elle continue... Personne ne pourra s'approprier cette œuvre. Seulement la mer. Ou alors un destructeur sans capacité à rêver... ou bien encore un enfant qui détruit le soir ce qu'il a construit dans la journée sur le sable mouvant...

Quant à moi, cette magnifique matinée m'a projetée dans l'écriture en m'offrant cette œuvre, presque invisible, et qui du coup laissait advenir encore toute une myriade de silhouettes associées par moi-même, depuis celles des contes d'Hoffmann ( « L'homme au sable » en particulier) ou celles des contes de Perrault ("la Belle au Bois Dormant"), celles de la Bible (avec la statue de sel) jusqu'à celles de l'actualité des guerres et de leurs effets éternellement destructeurs.




vendredi 9 septembre 2016

Pei Ming, ruines du temps réel


Un titre intrigant pour une magnifique exposition Yan Pei Ming proposée par le Centre régional d'art contemporain de Sète. Que peuvent être des "ruines de temps" ? Et que serait un temps autre que réel ?


Ce n'est pas l'oeuvre d'un poète ni d'un philosophe qui est ici présentée mais bien celle d'un artiste célèbre...Ces ruines ont à voir avec la guerre, les guerres, celles de toujours et d'aujourd'hui mais aussi celles qu'ont peintes de grands artistes d'autrefois comme Le Caravage, Velasquez ou Géricault (ci-contre l'un des tableaux du diptyque d'après Caravage La crucifixion de St Pierre).


Lors des commémorations de la guerre de 14-18, un des tableaux de Pei Ming était exposé au Louvre-Lens, inspiré de Goya, intitulé "Exécution d'après Goya" (Cf article de ce blog du 4/08/2014). L'artiste crée ainsi à partir de l'Histoire, de la culture, aussi bien que de l'actualité, en y introduisant la temporalité de sa propre création et en rebond avec celle des créateurs de toujours: "peintures d'histoire et histoires de peinture", selon le livret de l'exposition.


Série des Black Birds 
L'ensemble de cette oeuvre sollicite notre regard de spectateur à devenir historien en se rendant réceptif à ces multiples références qui la nourrissent. Pei Ming, artiste historien comme peut l'être Anselm Kiefer, par exemple. Artiste qui suscite avec son art un regard politique.


Alors que l'évolution du monde peut sembler nous dépasser, dépasser chacun d'entre nous, Pei Ming s'empare de quelques épisodes saisissants dans l' actualité politique de ces dernières années ( mort de Jean-Paul II, attentat-suicide de Benazir Butto, printemps arabe, parmi d'autres) pour en faire des prismes à travers lesquels, en tant que regardeurs, nous pouvons nous rassembler, rassembler notre pensée, notre rêverie, notre capacité à nous sentir appartenir à ce monde. La série à laquelle appartient l'avion ci-dessus porte le nom d'avions espions américains au temps de la guerre froide.  


Le titre de l'exposition est celui de l'une des dernières œuvres exposées : sorte d'apothéose de la destructivité humaine qui m'a fait penser à l'oeuvre de Jérôme Bosch (Impossible à évoquer avec un iphone). Et certaines oeuvres donnent une place de juge aux animaux tout en les montrant par ailleurs aussi destructeurs que les humains.



Invisible women
Pourtant ce n'est pas nécessairement du désespoir que suscite l'ensemble présenté ici. Il peut faire plutôt éprouver une émotion immense devant la capacité de ces artistes-là à nous emmener dans leur univers créatif pour nous permettre d' accueillir le monde dans lequel nous vivons, de l'éprouver de façon nouvelle, d'ouvrir autrement notre réceptivité, de lui donner une dimension politique.


L'occasion d'une ouverture précieuse pour ceux qui pratiquent la psychanalyse, comme pour beaucoup d"autres, sans doute, aussi... En particulier, en écho à ces entrechocs de temps proposés déjà dans le titre de cette exposition et qui se rencontrent dans la vie psychique et ses saisissements traumatiques. (L'exposition se termine le 25 Septembre 2016).


vendredi 19 août 2016

Tim/Dreyfus et la prison

En relisant des passages du livre de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière Histoire et trauma paru Chez Stock en 2006, j'ai la surprise de découvrir p.65 une note à laquelle je n'avais pas prêté attention lors de ma première lecture. Mais elle a bien dû faire son chemin à mon insu.



Cette note intervient dans un développement sur l'aveuglement de la jeune psychanalyste d'alors par rapport à la place de la guerre dans le parcours d'un de ses patients. Elle n'entendait pas de quelle guerre il parlait, dans une confusion, de lui croyait-elle,  entre les guerres de 14 et de 40, à propos du camp de concentration de Holzminden en Lorraine. (On peut trouver sur internet un article fort instructif sur ces camps mal connus de la guerre de 14, rédigé par Claudine Wallart, Conservateur en chef du Patrimoine aux Archives départementales du Nord).



Françoise Davoine rappelle dans ce passage, à l'appui de sa cécité d'autrefois, ("la guerre de 14 n'était pas encore revenue à la mode"), le contexte général de méfiance par rapport à l'armée encore "salie"  par l'affaire Dreyfus  et elle cite l'ouvrage de Marc Bloch L'étrange défaite écrit et publié en 1940. Cet historien avait été le fondateur avec Lucien Fèbvre de la revue des Annales, à l'origine de l'Ecole pratique des hautes études, devenue l'EHESS.


La note indique que La maison des sciences de l'homme, siège de l'EHESS, fut construite à l'emplacement de la prison du Cherche-midi, celle précisément où fut incarcéré le Capitaine Dreyfus et où eut lieu son premier procès en 1894. (Voir l'article de Delphine Mélet sur "La prison militaire du Cherche midi à Paris" disponible sur internet).



En lisant cette note je comprends que l'emplacement pour la statue de Dreyfus, réalisée par Tim, n'avait pas été choisi seulement par défaut. La place sur laquelle elle s'érige se situe donc sur le boulevard Raspail non loin des deux sites de l'EHESS. Mais curieusement, dans mes lectures rapides faites à l'occasion de l'écriture de mon article pour ce blog (cf 9 Janvier 2016 "Tim et ses engagements"), l'explication du choix de cet emplacement n'était pas donnée. Je l'aurais sans doute trouvée si j'avais fait une recherche plus approfondie à son sujet. Mais mes articles du blog étant plutôt des pistes de travail allusives, dans un premier temps, je n'avais pas poursuivi au-delà.


La joie éprouvée à cette découverte m'a interpellée. Bien sûr, elle enrichit mon travail mais sans doute la joie vient-elle d'ailleurs. En effet elle m'est arrivée à l'occasion d'une relecture d'un texte écrit par ces deux analystes qui tenaient séminaire précisément à l'EHESS jusqu'en 2015 année de la mort de Jean-Max Gaudillière.


C'était comme un clin d'oeil traversant la mort, un lien de travail à travers le temps, un effet de transmission. Et il se trouve que j'ai voulu relire des passages d' Histoire et trauma dans le cadre de recherches précisément liées à l'oeuvre du psychanalyste W.R.Bion, grand orfèvre des questions de temporalité psychique. Jean-Max Gaudillière nous en parlait souvent au séminaire de l'EHESS tout en déployant à partir de lui sa propre créativité.



D'un chercheur à l'autre, d'une recherche à l'autre, c'est ainsi qu'à l'occasion d'une exposition sur Moïse au Musée d'art et d'histoire du judaïsme, j'ai été conduite vers le Capitaine Dreyfus, puis vers l'oeuvre du sculpteur Tim, sa participation au quartier des monuments des camps de concentration et d'extermination nazis au cimetière du Père-Lachaise et aujourd'hui vers l'histoire de la prison du Cherche midi. Mais peut-être y aura-t-il encore d'autres ramifications...

vendredi 8 juillet 2016

Le nom d'un jardin pour les moines de Tibhirine

Régulièrement la reconnaissance de certains évènements de l'histoire entre la France et l'Algérie se fraye un chemin à travers les commémorations, les discours et les plaques inaugurées à ces occasions; ces plaques que l'on "découvre", selon une terminologie suggestive évoquant la sortie de l'anonymat ou de l'ignorance d'un évènement, mais aussi une mise au jour effective avec le geste rituel de levée du voile.

Il y avait eu déjà à Paris, en Février 2007, l'inauguration par le Maire Bertrand Delanoé de la plaque sur la manifestation de "Charonne" de Février 1962, au carrefour de la rue de Charonne et du Boulevard Voltaire dans le XIème arrondissement.

Puis en Février 2014 l'inauguration du nouveau nom de la station de métro "Charonne" auquel s'est ajouté désormais celui de "Place du 8 Février 1962". Auparavant avait été inaugurée le 17 Octobre 2011, également par Bertrand Delanoé, la plaque du quai St Michel pour commémorer la manifestation pacifique d'octobre 1961 qui avait causé tant de débordements et de morts. 

Cette fois-ci la nouvelle plaque est posée au square St Ambroise, toujours dans le XIème arrondissement de Paris, en hommage aux moines de Tibhirine, dont on célébrait le vingtième anniversaire de la mort en Mai dernier.

Cette inauguration a été accompagnée par la paroisse de l'église St Ambroise qui propose actuellement une exposition sur l'engagement et l'expérience de ces moines.

Ceux-ci en effet avaient choisi, à l'époque, de rester auprès des villageois algériens avec lesquels des liens forts s'étaient noués malgré les menaces pesant sur eux. Le Père Christian de Chergé, prieur du monastère pendant cette période, s'en est expliqué notamment dans un testament spirituel qu'on peut se procurer dans cette exposition. Et ces évènements sont la base du film de Xavier Beauvois "Des hommes et des dieux", sorti en 2010. Par ailleurs, le monastère est doté d'un site fort intéressant sur son histoire et sa vie d'aujourd'hui.

Cet assassinat, mal élucidé encore, continue d'empoisonner les relations entre les deux pays. Mais pas à pas la chape de silence est entamée. C'est ainsi que des prélèvements ADN avaient été effectués en 2014 lors d’une exhumation des crânes des sept moines enterrés à Tibhirine. Mais les juges et les experts français qui y avaient assisté n’avaient pu les ramener en France. Cette fois-ci, le gouvernement algérien vient d'autoriser le rapatriement de ces prélèvements par la juge française Nathalie Poux.

Aujourd'hui, l'actualité amène beaucoup de journalistes à des mises au point sur le droit de manifester en France et sur les interdictions qui ont été annoncées dans le passé pour certaines manifestations. Il faut, semble-t-il, remonter jusqu'à celle de Charonne pour en retrouver des exemples. M'étonnant qu'il ne soit pas fait référence plutôt à celle du 17 Octobre 61, j'ai appris qu'elle n’est pas considérée comme une “manifestation” proprement dite par les pouvoirs publics.

Autre témoignage des tensions politiques non résolues autour de ce qu'en France on appelle "la guerre d'Algérie" et là-bas "la guerre d'indépendance"... Et ces tensions alimentent encore les blessures psychiques provoquées de part et d'autre par cette guerre (cf la première partie de mon livre  Rue Freud et les articles de ce blog des 4/12/2013 "Cheminements psychiques avec la guerre d'Algérie, 21/02/2014 "Carrefour de Charonne", et 8/03/2015 "1962,1968,1972,2014: histoire du cryptogramme de la faculté de Jussieu à Paris" ).

Prochain article prévu la deuxième quinzaine d'Août.


mardi 14 juin 2016

Arrêt Vincennes Université

Vincennes est à l'honneur ces jours-ci dans l'actualité du cinéma documentaire. Deux femmes de deux générations différentes, Claire Simon et Virginie Linhart, se sont attelées à ce lieu hybride, le bois de Vincennes, jadis hôte de la fameuse fac et aujourd'hui accueillant aussi bien des SDF, des coureurs cyclistes, des poètes d'un autre temps, des cavaliers, des exilés, des marcheurs et des prostituées. Le film de Virginie Linhart "Vincennes, l'université perdue", a été diffusé sur la chaîne Arte ce mercredi 1er Juin.

Pour les soixantenaires actuels ayant autrefois arpenté ce "centre expérimental" de Vincennes, y ayant éventuellement étudié, enseigné, et se rendant encore parfois avec leurs petits enfants sur ces lieux rendus à la nature, ces films marquent de façon émouvante et instructive des ponts entre les générations et aussi des écarts considérables entre les époques. 

Là où certains, de nos jours, rencontrés par Claire Simon, se mettent à l'abri dans le bois (cf article de ce blog du 08/05/2016), d'autres ont cherché il y a plus de quarante ans à penser autrement la vie collective et le politique après les "évènements de 68". Les traces de leur action dans le bois de Vincennes ont été effacées, radicalement. Rien ne reste visible de cet établissement et aucune plaque ne vient le marquer non plus.

Le film de Claire Simon le montrait déjà de façon étonnante à travers le regard de la fille de Gilles Deleuze. Celui de Virginie Linhart en fait en quelque sorte le coeur de sa construction cinématographique. Elle montre en détails ce qu'on a voulu effacer: le travail de pensée lui-même. Reste cependant le nom de l'adresse de la fac, "route de la Tourelle", toujours présent du côté de cette fameuse clairière dont parle le film.

De nos jours, les façons de parler de Mai 68 s'avèrent parfois de courte vue. Comme si ces évènements n'avaient rien changé dans la société, rien fait exister! Mais concernant ces évènements-là de même que ceux de la fac "expérimentale" de Vincennes, les effets en ont été à long terme et en profondeur. En particulier sur le plan pédagogique et surtout sur le plan de l'éducation populaire et de la formation d'adultes, même si, d'un autre côté, l'évolution de l'école aujourd'hui peut faire penser le contraire.



la clairière à l'emplacement supposé de la fac
Le film de Virginie Linhart insiste sur les "grands" penseurs présents à l'université, avec une sorte de fascination pour eux mais elle a su interroger aussi des personnels administratifs et ouvriers de la fac, et des personnes que rien n'avait orientées vers un lieu universitaire. Elles y ont entrepris parfois des études et ont été tout autant actrices de cette expérimentation.

En effet lorsqu'on fréquentait ce centre (en ce qui me concerne en tant qu'étudiante puis chargée de cours), on n'était pas exclusivement mobilisé par ces "grands" dont nous parlent avec insistance la réalisatrice et certains témoins ainsi que bien des articles disponibles sur internet. Comme si cette université n'avait eu d'intérêt que parce que ces "grands"-là y étaient!

Pourtant, ce qui comptait dans certains départements comme ceux de Théâtre ou  des Sciences de l'Education que j'ai mieux connus, c'étaient les expériences que l'on pouvait y vivre ensemble. C'était un rapport au savoir qui se développait à partir d'une pratique ou d'exercices partagés, avec la participation de tous, sans sélection.

Cela nous obligeait à trouver des moyens parfois acrobatiques d'accueillir aussi des personnes peu prêtes à travailler collectivement, voire débordées par leurs difficultés personnelles. La nécessité de faire avec des étudiants venus d'horizons culturels si divers et de langues si multiples nous y aidait sans doute.

Ce film réveille les souvenirs et aussi des envies de rassembler encore d'autres témoignages de cette expérience et de ce qu'elle a concrètement apporté, notamment à tous ceux pour qui les horizons s'y sont ouverts, parfois même sur un plan intime. Car là-bas, nous ne choisissions pas la voie du clivage entre la pensée, l'expérience et la vie, au risque d'un certain désordre, bien sûr! Et cela allait de pair avec le décloisonnement des disciplines, souhaité par les créateurs de cette fac.

C'est bien aussi ce que peut apporter l'expérience psychanalytique et ce dont témoignent certains penseurs et praticiens de la psychanalyse: la nécessité de penser la psychanalyse aussi au coeur de la vie.

Les rigidités universitaires que combattait la fac de Vincennes et dont parlent certains témoins sont restées tenaces de nos jours, même si elles se sont parfois transformées. Mais elles empoisonnent également d'autres institutions et en particulier les institutions psychanalytiques en imposant parfois des modèles d'élaboration relevant plus d'une hiérarchie des savoirs universitaires ou de la médecine que de la psychanalyse. Le décloisonnement peut avoir des vertus salvatrices auxquelles on devrait sans doute plus souvent recourir. 

jeudi 26 mai 2016

Sète à la renverse


Drôle de posture chez cet homme assis à l'horizontale! Et puis piètre photo de photo qui y superpose des transparences et des reflets de néons... Un saccage? Peut-être simplement l'usage fait d'une photo de Philippe Ramette exposée au CRAC de Sète par une visiteuse autorisée, comme tout visiteur de cette exposition, à la photographier... 

Photo de la photo, celle-ci devenant autre chose dès lors qu'elle est exposée et que le photographe accepte de la livrer au public. 

Mais tout de même, que fait-il, celui-là, assis dans un probable inconfort? Et comment fait-il? Bien sûr, chacun des visiteurs tourne la tête, se penche, tente de retrouver un endroit... l'endroit... Au risque du torticolis, sinon c'est la crampe assurée aux abdominaux par identification à l'homme bizarrement assis.

Etrange changement de point de vue pour celui qui est photographié et qui n'est autre que le photographe lui-même. Du coup, nous sommes tous invités à jouer aussi avec l'endroit  et l'envers, le bon sens et le mauvais sens. Mais nous ne sommes pas obligés non plus de retourner ce que nous voyons! Voguons déjà un peu dans ce sens-là. Peut-être réussirons-nous à ne pas chavirer.

Voici que mon assise basculée me révèle tout à coup autre chose: je crois bien que j'ai inversé la photo elle-même en la publiant ici. Au CRAC, elle est bien présentée dans l'autre sens mais sur mon ordinateur, elle est partie à la renverse sans prévenir...

Alors la voici à nouveau, pour faire redescendre l'homme sur terre... Il semble plus à l'aise assis de cette façon, sans doute. Mais quand-même, avec le brise-lames de Sète, il y va fort! Retourner le port pour être mieux assis... Le faire plonger même, alors que le brise-lames, on le sait, a la force des géants face à la mer démontée, quel culot!

Le vide est bien là devant lui, cependant. A donner le vertige. Là-haut, il ne risquait pas de tomber bien loin derrière lui. Ici s'il tombe en avant, on ne sait plus si ce sera dans la mer ou dans le ciel. On aurait presque envie de s'accrocher avec lui au néon...

Précisément ce néon me fait penser à la remarque d'une collègue à propos de l'article de ce blog sur Anselm Kiefer de Février 2016. La visiteuse qui téléphonait sans vergogne devant le grand livre de plomb mural n'était-elle pas en train de créer à son insu un autre tableau, ou plutôt de permettre aux regardeurs d'en créer un autre en eux?

Le tableau initial, lui-même transformé déjà par la disposition qu'avait voulue Anselm Kiefer pour l'exposition de la BNF, se trouvait bien là témoigner de façon inattendue des entrechocs de notre civilisation avec l'oeuvre, avec toute oeuvre, sa prise dans la publication, ses destins muséaux, son embarquement avec les techniques de communication, et sa permanence tenace ici derrière les agitations humaines.

Transformer l'arrogance ou l'irrespect du visiteur en création dans l'oeil du regardeur, voilà qui renverse aussi les perspectives, pour le plus grand bien de notre santé psychique, n'est-ce-pas cher W.F. Bion? (Pour ceux qui ne connaissent pas ce nom, par ailleurs souvent cité sur ce blog, il s'agit d'un psychanalyste anglais qui s'intéressait particulièrement aux changements de perspective et de vertex dans notre activité psychique et dans l'expérience psychanalytique.) Quel plaisir de découvrir toujours des points de rencontre entre les arts et la psychanalyse!


dimanche 8 mai 2016

Le bois dont les rêves sont faits







Un bois ? Pourtant dans ce film celui-ci apparait sans limite, offrant des fonds où se perdre et se cacher. Il pourrait bien avoir accueilli la Belle au Bois Dormant pendant des siècles !  Et l’on pourrait y voir surgir toutes sortes d’animaux étranges et fascinants, on pourrait y entendre des cris et des chants, échos d’un autre monde. Il est vrai cependant que pour la Belle il s’agissait aussi d’un bois…là où les frayeurs et les mystères qu’il cachait semblait plus à la mesure d’une forêt, et même amazonienne…


Ici les êtres étranges et émouvants sont des humains qui racontent leur façon de faire avec ce bois, d’y vivre et d’y rêver parfois. Ils s’y réfugient solitairement ou s’y retrouvent. Ils s’y tiennent « à distance respectable » les uns des autres, comme on dit…Parfois, ils s’y cherchent, aussi.
 

Les histoires racontées dans ce film sont le fruit de rencontres faites par la cinéaste, Claire Simon. On pourrait même dire qu’elles racontent indirectement ces rencontres tout autant que des vies. Une approche du bois et de ses habitants, une pénétration patiemment revue au montage, et reconstruite. 


Une cocréation aussi, si l’on en croit ce que Claire Simon dit à Michel Ciment dans l’émission « Projection privée » du samedi après-midi sur France culture. En étant filmées, ces personnes interrogées font œuvre également, dit-elle. J’ajouterais bien: d’abord en recréant ce bois par les usages qu’elles en font. Usages multiples et insolites, parfois cocasses ou pathétiques…


Les lieux institutionnels du bois de Vincennes ne sont pas retenus ici. Ni la Cartoucherie, ni le centre équestre, ni le terrain de courses, ni le parc floral. En revanche, l’ancienne faculté de Vincennes y prend une place symbolique par l’absence de traces qu’elle y a laissées depuis trente ou quarante ans. Cette absence fait parler et s'étonner la fille d’un des philosophes qui attisaient  à l'époque le désir de penser dans ce lieu, Gilles Deleuze. Mais paradoxalement, les arbres ont eux-mêmes contribué à cet effacement, pour la satisfaction de bien des hommes politiques, ceux d'alors et ceux d’aujourd’hui... 


En cette période anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, d’autres arbres effaceurs de traces s’associent à ceux du film. Mais au bois de Claire Simon, se faufilent volontiers les bois de nos enfances, ceux qui nous ont perdus et protégés autrefois, ceux qui nous ont offert des trouvailles et des terrains de jeux, ceux qui ont suscité en nous tellement d'émotions, ceux qui nous ont donné le sentiment de l’existence d’autres mondes. Leurs traces sont toujours là, à jamais. 


Elles sont à la mesure des forêts primitives, celles dont parlent les spécialistes, botanistes et explorateurs, tels Francis Hallé avec son film "Il était une forêt" et qui invitent les humains à élargir leur vision du monde à une échelle démesurée dans l’espace et dans le temps. 


Belles invitations à penser et à rêver que nous proposent ces contes, ces recherches et ce film, au titre si prometteur : « Le Bois dont les rêves sont faits »  

jeudi 14 avril 2016

Danser la guerre?


Danser la guerre ou danser sur la guerre aujourd'hui? En écho aux commémorations du centenaire de la guerre de 14-18, cette question vient rebondir sur les représentations de cette guerre données par les artistes, peintres, plasticiens, sculpteurs, largement réexposées au cours des dernières années et présentes sur ce blog.


A côté des travaux colossaux d'Anselm Kiefer en fin d'exposition à Beaubourg, où l'on rencontre notamment les deux dernières guerres dites "mondiales", ceux de Fromanger (encore exposés) et en particulier sa réflexion-composition politique sur la guerre, peuvent sembler aujourd'hui de moindre envergure, sollicitant moins l'émotion mais d'un accès plus immédiat. 


Dans la série "Annoncez la couleur" il propose en effet un dyptique avec le titre suivant: "La coexistence n'est jamais pacifique... La guerre n'est jamais froide", 1973 (cf ci-dessus et ci-dessous). Les deux tableaux sont présentés côte à côte dans l'exposition. Cette oeuvre propose-t-elle d'abord une représentation du temps de la paix, même dans une diversité culturelle et politique, suivie de celui de la guerre et du mouvement qu'elle impose? Ou bien serait-ce plutôt une vision de deux types de guerres, de ses deux temps, l'un apparemment ordonné mais où couve la guerre, ainsi que le suggère la légende, et l'autre où tout est dérangé? 


L'hyper-ordre initial des titres de presse est-il plus rassurant que le joyeux désordre des couleurs dont on ne perçoit pas immédiatement les nouveaux liens entre elles. Il y a peut-être bien de la destruction, dans ce deuxième tableau, mais bizarrement, tout en rondeur. Les titres de presse s'y dispersent, s'y déchirent. Et pourtant, je ne peux m'empêcher d'y voir une sorte de danse des couleurs qui me rappelle les propos de l'artiste sur la danse. (cf article précédent du blog).


Parfois, c'est le fait de jeunes générations que de nous obliger à regarder autrement d'anciennes guerres, guerres qu’elles n’ont pas faites mais dont elles ont quand-même été faites, via leurs ainés, leurs parents, la société et en particulier l’école. De nouveaux rapport aux guerres, mais aussi à l'Histoire et à sa place dans la vie psychique à travers les générations, amènent ainsi aujourd'hui à une créativité foisonnante des points de vue qui s' entremêlent au sujet des guerres, et au-delà, quant aux sociétés humaines.


Par exemple, comment faire quand on est une fille née vers les années 1985 dans la Meuse, et, qui plus est, à Verdun? Comment faire avec tout le poids de cette guerre de 14, omniprésente sur les sites des tranchées, et avec les monuments aux morts, les commémorations et les initiatives mémorielles de toutes sortes proposées chaque année? En dansant, et en dansant avec les mots et la musique... C’est la réponse qui  m’est donnée un soir d'Avril à Paris et sur un autre registre encore que celui de Gérard Fromanger.



Ce soir-là, je descends du quartier de Belleville pour voir une chorégraphie intitulée "L'ossuaire et moi", intriguée par ce titre et par ce que peut proposer une danseuse ou une chorégraphe sur Verdun... En marchant, je m'aperçois que j'ai pris un chemin inhabituel en bifurquant d'une rue à l'autre. Je ne me rappelle même plus le nom de celle qui m'arrête maintenant, si étrangement. Une grande  fresque dessine au loin sur une façade un visage qui me devient familier et sympathique au fur et à mesure que je peux l’identifier : je reconnais finalement Germaine Tillion sur le volet clos d’une librairie.


J'étais donc bien déjà sur le chemin de la guerre! Celle d'Algérie, me dis-je, en pensant à l’engagement de cette ethnologue auprès des militants pour l’indépendance de l’Algérie.  Mais avant cette guerre, il y eut pour Germaine Tillon celle de 40. D'ailleurs sur la face latérale du store, je vois représenté le visage de Genevieve Anthonioz de Gaule. Deux rescapées des camps. Deux femmes engagées, résistantes. Quelle émouvante introduction à la chorégraphie que je vais voir à la "Maison des Métallos"  du XIème arrondissement de Paris! 


C’est une jeune génération qui m’attend et pour une autre guerre: celle de 14-18. Etrange emboîtement des guerres dans cette actualité d'un soir pour moi! Guerre d'indépendance de l'Algérie, guerre de 40, guerre de 14... 


Je découvre alors un travail à deux, auteure et danseuse, comme à deux voix, même si l'une des deux seulement danse. Elle danse mais dit aussi, raconte en dansant, comme si le corps en mouvement venait faire sortir les mots! Cette chorégraphie donne une forme directe et forte à cette expérience d’enfant et d’écolière de Verdun, élevée sur un lieu emblématique de la guerre de 14. 


Pour moi, spectatrice, souvent confrontée, dans mon travail de psychanalyste, aux traces de la guerre, c'est une grande joie que j'éprouve de sentir les effets les plus dynamiques de la transmission, par des voies combinées, individuelles, familiales, et sociales et à travers des générations successives. 



Transmission paradoxale, passée parfois par le "raz-le-bol", notamment des fameuses sorties scolaires, si répétitives, à l'ossuaire de Verdun et par des moments d'effroi surgissant de l'ennui que connaissent tous les enfants et tous les écoliers... Passée parfois aussi par les mots à l'emporte-pièce des Anciens sur la guerre, sans qu'il ait été consciemment question pour eux tous de "transmission" au sens psychique couramment utilisé aujourd'hui. 



La création ici se fait dans le mouvement, dans l'engagement du corps, dans le souffle. La guerre sur scène devient celle des mots et du corps. Elle crée pourtant un autre temps, ouvre une perspective grâce à la force combinée de l'émotion et du jeu, de la gravité et de l'insolence.