jeudi 24 septembre 2015

"Face à face" à l'Historial de Péronne

Ce matin, c'est la fête dans la jolie ville de Péronne. Il semble presque incongru de se faufiler sans détours, à travers les stands et les estrades de circonstance, dans la direction de l'Historial de la Grande guerre. J'y étais venue voilà une bonne dizaine d'années voir une exposition sur les enfants dans la guerre alors que je travaillais sur les faire-part de naissance et notamment sur les cartes postales envoyées au front pour annoncer aux jeunes pères la naissance de leur enfant (cf Faire part d'enfances).


Aujourd'hui, c'est une autre exposition qui me convie à Péronne, intitulée " Face à face ". Dès l'entrée, une mise en garde accueille le visiteur,  l'invitant à ne pas laisser des enfants y entrer seuls. Oui, il s'agit bien ici des "gueules cassées".  Seule en ce matin de septembre, je  découvre lentement les espaces resserrés de l'exposition. L'atmosphère est sombre et silencieuse. Un jeune couple entre à son tour, un peu par hasard, semble-t-il. Trois petits tours, quelques échanges et puis s'en vont...


Je ne suis pas mécontente d'être seule ici. Du moins, il ne me semble pas que d'autres personnes soient entrées avant moi. Le temps maintenant semble s'être arrêté. Je pense aux travaux de Jean-Max Gaudillière et de Françoise Davoine sur les traumatismes de guerre. C'est surtout cet étrangeté du temps arrêté du trauma qui me saisit. Comme si je pouvais ici en éprouver quelque chose. 


Je me laisse prendre par l'intensité de ce que ces éléments rassemblés sur la guerre provoquent en moi. Visages défigurés, regards meurtris, figures flottantes accrochées en hauteur... L'espace clos de l'exposition craque de tous ses bois, de toutes ses matières : le parquet, les vitrines, peut-être aussi les spots.


Bientôt, il me semble même que quelqu'un est là. Si ce n'est qu'une fausse impression, elle apporte cependant avec elle  le trouble, l'effroi de l'absence-présence. C'est ainsi qu'elle m'invite à  accueillir la présence de ces morts. Non pas seulement des visages mais des histoires singulières qui sont ici évoquées, racontées par des écrits, des objets, des photos, des moulages. Et aussi bien celles des médecins et des chirurgiens de l'époque que celles des actuels "chirurgiens de la face"; aussi bien celles des soldats d'alors que celles des opérés d'aujourd'hui; des hommes qui avaient déjà une histoire avant d'aller combattre au front, ou avant d'explorer et d'apprendre la chirurgie faciale; des hommes et des femmes qui avaient déjà une histoire, souvent suicidaire, avant de bénéficier aujourd'hui de la chirurgie faciale.


Une étrange détresse me gagne en écho avec celle que ces combattants ont dû vivre. Un écho qui impose le silence, le respect, en tout cas, une certaine réserve. Mais d'autres visiteurs,  bruyants ceux-là, entrent et sortent! Ils ne font que passer, eux aussi. Leur regard est à peine arrêté. Nous ne sommes sans doute pas dans le même temps, ceux de 14-18, les passants d'aujourd'hui, et moi-même! Voici encore une fois, me dis-je, toutes ces vies peut-être "exposées" inutilement, inaperçues, des vies qui, pour beaucoup de visiteurs, ne comptent pas vraiment!


Qu'est-ce-qui, au contraire, aurait pu les retenir, ces passants pressés? Peut-être la connaissance de certaines données de l'histoire de leur famille ? Un savoir sur l'un de leurs ancêtres engagé dans cette guerre? Pour ma part, ce n'est pas la raison de mon travail sur ces questions. Ou ce serait plutôt mon étonnement initial qu'une telle guerre semble avoir laissé si peu de traces dans certaines familles, alors que toutes étaient touchées, à l'époque: pas une famille qui n'ait eu à compter ses morts, même si la guerre se déroulait parfois loin des régions d'origine de tous ces combattants. Peut-être la seconde guerre mondiale recouvre-t-elle encore trop la première. Sans doute, les commémorations actuelles du centenaire de cette « grande » guerre peuvent-elles aider à lever ces silences-là. 


Aujourd'hui, devant ces morceaux de vies singulières, j'ai plaisir à découvrir des parcours originaux. Celui d'un séminariste trop peu conforme, renvoyé du séminaire et devenu médecin et spécialiste de la chirurgie faciale; celui d'un chirurgien devenu aussi illustrateur médical en travaillant avec des "gueules cassées" à l'hôpital militaire, ou encore ceux de ces hommes et ces femmes opérés de nos jours pour une chirurgie faciale réparatrice. La continuité de la recherche médicale depuis cette guerre jusqu'à aujourd'hui donne une dynamique particulière à l'exposition. Elle crée un lien entre les humains à travers le temps, non pas seulement à partir du traumatisme mais aussi des capacités de reconstruction humaine, physiques, psychiques, symboliques et de l'accueil renouvelé de la vie. 


Depuis 2014, d'autres expositions ont déjà rendu compte du lien créé par les artistes, sur le front ou après-coup, et jusqu'à aujourd'hui. J'en ai évoqué certaines sur ce blog. Mais au cours de ce périple de septembre 2015, j'ai pu en découvrir d'autres sur lesquelles je reviendrai dans un prochain article. Celle-ci se termine le 11 Novembre prochain.

jeudi 10 septembre 2015

"Histoire d'Irène" d'Erri De Luca

Dans Histoire d'Irène, Erri De Luca distille de petites merveilles d'écriture avec une incroyable fluidité qui donne de la joie. Pas de clivage entre le corps, la nature, l'histoire, la politique, la langue, les textes, la culture. Une liberté de mouvement qu'incarne aussi son personnage d'Irène. Une écoute de la respiration du corps, de l'autre, du monde.


 J'y ai trouvé, entre autres, de magnifiques variations sur la vie des sens, telle qu'elle peut habiter les humains mais aussi telle que nous apparait celle des animaux, si nous acceptons de nous y rendre réceptifs. 


J'y ai lu des mélodies sur les corps, les dos, la verticalité de nos gestes et leur horizontalité, ceux qui s'accrochent à la terre ou au corps maternel, et ceux qui se laissent emmener dans une fluidité liquide.


Et j'y ai éprouvé les fulgurances de nos renversements au-devant et en arrière qui ouvrent encore d'autres horizons sur la femme de Loth et les thématiques tissées autour d'elle. Décidément, elle ne cesse de changer de forme et de matière, de se "désempierrer", cette femme de Loth!


Ainsi, je n'avais jamais pensé que "le rameur" est une figure exemplaire des interrogations sur le mouvement de regarder devant ou derrière soi en avançant: en effet il tourne le dos à sa direction et reste orienté sur ce qu'il quitte.



Cela donne quelque chose comme un poème chez Erri De Luca: "Le rythme des rames et des poumons rappelait au sous-lieutenant le pas des marches en montée. Il se voûtait comme sous son sac à dos, mais la position du rameur sur un bateau qui avance en regardant en arrière est plus belle et plus étrange. Le dos tourné vers l'arrivée ne permettait pas d'évaluer l'approche. Il ponctuait bien en revanche la distance depuis la terre ferme prisonnière. Il souriait de la voir s'effacer dans le noir en même temps que les mille deux cents jours de guerre." (p 100, Histoire d'Irène, Gallimard 2013). 
 

La montagne, la mer, le corps, l'Histoire, la résistance... La transformation d'un héritage par le travail de la langue, la fabrique des histoires, la réceptivité à ce qui fait naître une écriture...