mercredi 20 mai 2015

Freud platz


La rue Sigmund Freud m'avait surprise à Paris, voici quelques années, au point de m'avoir fait vive une sorte de rendez-vous avec cette figure de la psychanalyse mais aussi de la culture et de la pensée européenne qu'était Freud. Je ne savais pas qu'un autre rendez-vous me serait réservé cette fois-ci place Freud, ou plus exactement Freudplatz. 

Devant passer quelques jours à Vienne, j'appris par internet que le jour de mon arrivée correspondrait à celui de l'inauguration d'une "Université Sigmund Freud" au jardin du Prater, cher à Freud! Comme un clin d'oeil... Je m'y rendis dès mon arrivée.

Une plaque bleue fait bien état du "médecin" et du "fondateur de la psychanalyse" mais lui est adjoint le nom de sa fille, "psychanalyste". La présence d'Anna aux côtés de son père est une réalité de leur parcours psychanalytique mais en France nous les associons moins volontiers que dans les pays germaniques ou anglo-saxons comme grands noms de la psychanalyse. C'est un choix concernant la place, "place Freud" et non "place Sigmund Freud" mais l'université, quant à elle, s'en est bien tenue au prénom de Sigmund jusque dans le sigle "SFU", Sigmund Freud Privat Universität.  

Celle-ci avait organisé une journée portes ouvertes au cours desquelles s'étaient données un ensemble de conférences, déjà terminées à mon arrivée: les lieux étaient devenus quasiment déserts.

Le grand évènement que j'avais un peu rêvé se réduisit à quelque chose de plus modeste mais symboliquement cette présence du nom de Freud au Prater reste émouvante et ce choix marque peut-être une étape nouvelle pour l'Autriche vis à vis de Freud. A mon retour à Paris, on me demanda s'il y avait une rue Freud à Vienne. Je m'aperçus que je ne m'étais même pas posé la question, toute accaparée que j'avais été par cette inauguration.

J'appris donc qui sont les tenants de cette université, sur place puis sur Internet: "Le CENTRE UNIVERSITAIRE PRIVE SIGMUND FREUD (SFU-Paris), branche française de la SIGMUND FREUD UNIVERSITY de Vienne en Autriche (SFU-Vienne), est un établissement privé d’enseignement supérieur, habilité depuis 2009 par la Commission d’Accréditation du Ministère des Sciences autrichien à dispenser une formation universitaire en Sciences Psychothérapeutiques."

J'appris aussi de la part des personnes accueillant les visiteurs sur place que le dernier étage est consacré à un département "SFU-solidaire" qui permet aux personnes dépourvues de moyens financiers de bénéficier cependant d'un "accompagnement thérapeutique".


Poursuivant mes pérégrinations viennoises sur internet, j'appris l'existence d'une arrière petite-fille de Freud, Michèle Freud, exerçant comme sophrologue et psychothérapeute. Elle semble prodiguer des conseils divers pour le bien-être, le sommeil, le corps, démarche bien éloignée de celle de son arrière grand-père, semble-t-il, lui qui disait apporter plutôt la peste de l'autre côté de l'Atlantique...  Ci-contre, cette sculpture de la peste évoque, à travers le corps et l'expression de cette femme décharnée, l'épidémie qui ravagea Vienne en 1679.

Mais Michèle Freud raconte dans un article de la revue "Psychologies" intitulé "Dans l'intimité de Freud à Vienne", disponible sur un site de l'école de sophrologie du sud-est de la France, sa recherche des traces de sa famille viennoise et notamment son constat de l'absence d'une rue Freud à Vienne.

Une part de cette absence est donc peut-être un peu en cours de réparation, même si l'absence de Freud à Vienne, réelle, symbolique et historique, restera à jamais ineffaçable... Elle est d'ailleurs très prégnante dans le Musée Freud lui-même d'où se dégage l'impression d'un grand vide.

Cependant marcher dans la ville de Vienne donne heureusement bien des occasions à ceux qu'habitent la vie et l'oeuvre de Freud de se remémorer ses références, ses audaces, ses phrases célèbres... comme le fait cette belle sphinge des jardins du Belvédère.

lundi 4 mai 2015

Otto Dix et le défi de la représentation de la violence extrême

Avec les commémorations de la guerre de 14-18 les expositions organisées un peu partout en France et en Europe nous ont donné l’occasion de réinterroger les positions de nombreux peintres envoyés sur le front, volontairement ou non. L’historien d’art Philippe Dagen, auquel j'ai fait référence sur ce blog, s’est depuis longtemps interrogé sur ce qu’il considère comme « le silence des peintres » par rapport à la représentation de l’extrême violence de la guerre de 14, alors qu'elle s'étalait dans les magasines et dans les écrits de l'époque.


Il se trouve que les problèmes soulevés par cette représentation ont taraudé beaucoup d’artistes, s’ajoutant au traumatisme issu de leur exposition à ces violences extrêmes sur le front. Beaucoup n’en sont pas sortis indemnes, psychiquement, et ils en ont parfois perdu aussi leur capacité à peindre.


D’autres se sont battus pour relever ce « défi de la représentation » , expression utilisée dans l’exposition du Louvre-Lens. Défi aussi parce que vouloir transmettre quelque chose de cette expérience humaine extrême, c’est risquer, ainsi  que l’ont vécu ensuite beaucoup de rescapés des camps de la seconde guerre mondiale, de s’exposer à une nouvelle violence: celle de ne pas être entendu, voire d’être rejeté pour vouloir en porter témoignage et du coup s'en trouver identifiés à cette violence.


Dans ce registre, la violence en retour des réactions contre le travail du peintre allemand Otto Dix, en particulier, a quelque chose de sidérant, après-coup. Réactions sur tous les fronts! Réactions des administratifs, des politiques, tout autant que des artistes, critiques et mondains. Puis rejet des nazis et exclusion de sa charge d'enseignement à Dresde. Otto Dix, traqué, a mené son chemin, vaille que vaille. Il a vécu des périodes de retraite, d'exil intérieur et s'est aussi réfugié à l'étranger. Il a cherché, exploré, tenté de trouver une forme, des formes, à donner à son expérience de la destruction de toute forme… (Cf ci-dessus son autoportrait en uniforme, datant de ses débuts au front en 1914, conservé à Stuttgart).


Après l’expérience du front sur lequel il s’est engagé volontairement, il s’est confronté à l’épreuve du temps. Il avait d’abord dessiné et peint sur des cartes postales au front. Il avait commencé par des études sur le vif, parfois minutieuses, et des autoportraits de styles divers, martial, naïf, ou suscitant la dérision. Il avait exploré différents styles, notamment en passant du réalisme à un style cubo-futuriste, qui peut évoquer les humains robotisés des dessins de Fernand Léger. 


Danse macâbre Anno 17
Dans certains écrits, il parle  des trous d’obus dans les villages: «Ils expriment une rage élémentaire. Ce sont les orbites de la terre; autour d’eux tournoient des lignes follement douloureuses, fantastiques. Ce ne sont plus des maisons, nul ne peut le prétendre. Ce sont des créatures vivantes d’un genre particulier, avec leurs propres lois et modes de vie. Ce sont des trous, sans rien d’autre que des pierres ou des squelettes. Il y a là une beauté singulière et rare qui nous parle. »   


Cette "beauté singulière" en a troublé plus d’un! Otto Dix essaye d'abord de transcrire tous ces effets mêlés. Puis à partir des années 20, de retour à Dresde, il revient après-coup sur ses premiers dessins, il change encore de style. Il ose des œuvres directement antimilitaristes. Et il peint des tableaux comme « La tranchée » qui causera une vive polémique. En 1924 il publie la fameuse série de planches intitulée « La guerre ». 


C'est donc en plusieurs temps qu'il élabore ses représentations de la guerre. Sur une longue durée, comme tous ceux qui ont eu besoin de traverser psychiquement des temps successifs par rapport à leur expérience du trauma. Il fait une recherche de réalisme qui s'avèrera insupportable à bien des spectateurs, travail appuyé après-coup sur de la documentation, des études de cadavres à la morgue et sur ce que son expérience personnelle de la guerre métabolise peu à peu en lui, psychiquement. Sa peinture est alors jugée même "criminelle". C’est ainsi que la qualifie, par exemple, le critique Ernst Kallaï, cité par Philippe Dagen: « C’est une création réactionnaire car vouée à l’horreur, la destruction, où l’artiste se laisse hypnotiser par le caractère monstrueux de l’ignominie. » 



Les mouvements d'Otto Dix par rapport à son travail d’artiste après la guerre, témoignent, me semble-t-il, de la force avec laquelle il ne s'en est pas tenu à un "arrêt du temps", comme aurait dit Jean-Max Gaudillière, à une sidération première due au trauma, puisqu'il est revenu constamment sur cette expérience en la transformant dans ses styles successifs.


Le risque de la fascination, la sensation même d’une certaine beauté, quant à eux, ne sont pas étrangers aux témoignages multiples de combattants confrontés au pire, témoins de tortures, par exemple, et s’interrogeant après-coup, comme certains appelés de la guerre d’Algérie, sur leur impossibilité d'alors de bouger, de crier, de se sauver devant ce spectacle!  Cf ci-contre: "Cadavre dans les barbelés", 1924, eau-forte sur papier exposée au Louvre-Lens.


Pour s’en sortir, il faut une sacrée audace, une force dont certaines victimes ont témoigné même après-coup, permettant à tous les autres, n’ayant pas cette expérience directe, de laisser éventuellement résonner en eux ce qu’elle peut provoquer. C’est parfois si insupportable que certains se retournent alors contre ceux qui osent aborder ces tréfonds de la vie humaine... Retournement sur l'autre, contre l'autre, de la violence faite à nous-mêmes par ce qu'il nous révèle de nous-mêmes en s'exposant lui-même... Autre variante de l'interdit de se retourner, travaillé dans "Rue Freud"...


Le résultat du travail d’Otto Dix est saisissant! N’y a-t-il pas là une vraie œuvre de transmission? Tout autre chose qu’un enfermement dans un trauma inélaborable, impartageable, ou dans une fascination enfermante? Une oeuvre qui permet à celui qui la découvre, comme j'avais pu le faire à l'Historial de Péronne voilà des années, de se sentir différent après l'avoir reçue. Ne lui sommes-nous pas redevables de savoir nous conduire en ces bords insupportables de l'humain?


(Voir aussi le livre de Philippe Dagen "Le silence des peintres", le livre de l'Historial de la grande guerre "Otto Dix. La guerre", 2003, (reproduisant les 50 planches de la série) ainsi que les articles de ce blog, notamment  "La passion de Reims", "Le silence des peintres?", "La galerie du temps").