jeudi 16 avril 2015

Retours à W. R.Bion… mais pas en arrière...



Bion et Lacan furent contemporains. Ils se rencontrèrent même, mais le premier n’eut pas en France l’aura du second. Il était alors peu connu mais resta longtemps mal traduit (de l’anglais au français). Cependant aujourd’hui sa célébrité gagne du terrain parmi les psychanalystes en France, grâce aux travaux de pionniers qui depuis longtemps explorent les travaux de Bion, s’en nourrissent et les transmettent; grâce aussi à de nombreuses traductions françaises disponibles désormais, notamment aux éditions du Hublot et aux éditions d’Ithaque et à des numéros de revues comme celui que "Le Coq héron" a consacré à Bion en 2014.


Parmi les transmetteurs de la pensée de Bion en France, le regretté Jean-Max Gaudillière, toujours prêt, lors de son séminaire à l’EHESS animé avec Françoise Davoine, à rappeler les travaux du psychanalyste anglais notamment sur la temporalité, sur sa capacité à se mouvoir avec les feuilletages du temps manifestés dans la vie psychique de certains patients ou encore sa volonté d’essayer d’écrire sous différentes formes quelque chose de ce qu’il tentait de faire dans sa fonction d’analyste.


Les titres des ouvrages de Bion sont sur ce point bien évocateurs et peu conventionnels, comme celui-ci  A Memoir of the Futur  traduit par Jacqueline Poulain-Colombier en  Un mémoire du temps à venir  (Editions du Hublot ), titre français encore insatisfaisant cependant pour Jean-Max Gaudillière. 


Ce transmetteur de la pensée de Bion nous citait volontiers des phrases de ses Mémoires de guerre, puisque Bion avait été engagé volontaire sur le front de la guerre de 14 à l‘âge de 18 ans; expérience fondatrice qui l’avait  déjà obligé à expérimenter de nouveaux rapports au temps, notamment en raison du traumatisme vécu.


Jean-Max Gaudillière insistait souvent sur les conditions dans lesquelles ces notes de Bion, prises sur le front dans un souci d’exactitude à l’intention de ses parents puis perdues, furent réécrites « de mémoire » pour eux. Mais cette réécriture se fit en plusieurs temps et avec des ajouts écrits bien après la guerre qui forment les différentes parties de la publication finale. 


Celle-ci fut établie après la mort de Bion par Francesca, sa femme. Bion était revenu en effet sur le terrain avec elle, quarante ans après la guerre et c’est ce qu’il raconte dans la partie des Mémoires de guerre  intitulée « Prélude ». Ces écritures hétérogènes contiennent aussi une partie « Commentaires » dans laquelle Bion se dédouble en Bion et « moi-même », tentative d‘écriture de la temporalité de la vie psychique post-traumatique. 


 C’est ce même feuilletage des temps que l’on retrouve dans d’autres textes notés d’abord en périodes totalitaires comme la collecte des rêves de Charlotte Beradt faite sur le vif, « sous le troisième Reich ». Cette collecte fut rassemblée plus tard en un article alors que Charlotte Beradt vivait aux États-Unis puis elle fut à nouveau laissée de côté devant le peu d’écho reçu. 


Finalement la publication se fit en Allemagne, augmentée d’une élaboration après-coup (traduite en français sous le titre « Rêver sous le troisième Reich ». Cet ouvrage fut également travaillé par Jean-Max Gaudillière au cours de son séminaire ainsi que d'autres, tout aussi marqués par ces temporalités du trauma, comme les tentatives successives d’écriture de Kurt Vonnegut sur lesquelles le séminaire a porté au cours de l’année 2013-2014 et auquel j’ai fait plusieurs fois référence sur ce blog. 



Dans l'actualité de Bion en France, un livre vient de sortir aux éditions Campagne première, La psychanalyse avec Wilfred R.Bion, de François Lévy, auteur par ailleurs d‘une préface importante aux  Séminaires cliniques de Bion parus chez "Ithaque". Son ouvrage fait un effort pédagogique pour inciter le lecteur à aborder les textes de Bion avec quelques repères. 


En effet, ceux-ci sont parfois difficiles à lire mais surtout de genres très différents, au point qu’on peut se demander si c’est le même Bion qui peut écrire de façons si diverses. D’ailleurs dans A Memoir of the futur, il nous présente des personnages différenciés, comme sur une scène de théâtre, tels plusieurs Bion qui se parleraient entre eux! Il faut savoir que ce psychanalyste n’était pas sans humour…


Pour aborder la folie, la psychose, le trauma, une écriture trop linéaire ne pouvait satisfaire l‘explorateur infatigable qu’était Bion. Il s’est risqué à une autre écriture, à d’autres écritures, aboutissant  à une œuvre plutôt hétérogène. Sans doute était-ce le prix à payer pour faire saisir, à lui-même comme au lecteur psychanalyste, la nécessité de se risquer pour aller à la rencontre des patients aux prises avec leur part psychotique ou saisis de délires liés au trauma. 


Le risque de l’écriture apparaissant du coup au même titre que celui de l’exercice de la fonction de psychanalyste. Ces risques-là sont aussi le cœur de ce que nous avaient transmis ensemble à l’EHESS, Jean-Max Gaudillière et Françoise Davoine.

vendredi 3 avril 2015

"Citizen four", un jeu d'enfant?



Isolons d'abord deux scènes du film. Dans la première, les protagonistes sont deux ou trois dans une chambre d'hôtel. L'un d'eux est un jeune homme assis sur le lit avec un ordinateur. Il s'adresse à quelqu'un qu'on ne voit pas et lui demande sa "couverture magique". Le spectateur découvre alors un tissu rouge qu'il attrape au vol et dont il se couvre, pour se cacher, semble-t-il, à moins qu'il ne nous prépare un numéro spécial... Le spectateur est alors embarqué pendant quelques secondes dans le monde de l'enfance, dans ses jeux de loups et de fantômes, avec ses monstres inquiétants et excitants à la fois, retrouvés lors des goûters d'enfants d'autrefois. 


http://fr.web.img1.acsta.net/r_160_240/b_1_d6d6d6/pictures/15/02/24/15/57/304608.jpg Mais les échanges professionnels se poursuivent avec celui qui a disparu sous son voile rouge, ce qui maintient le spectateur dans un monde intermédiaire entre rire et inquiétude, jeu et fantasme, humour et gravité. La phrase de Freud sur le jeu de l'enfant qui ne s'oppose pas au sérieux mais à la réalité résonne étrangement ici avec cette séquence. Le spectateur en effet connait déjà l'extrême de la situation. Il sait que se cacher, même sous cette couverture magique, est une nécessité vitale pour le jeune homme... pour éviter que ses codes sur ordinateur soient filmés par des caméras invisibles... La réalité est celle-ci mais notre héros sourit, presque gravement, comme s'il était gagné soudain par la nostalgie d'un monde que son entreprise citoyenne allait lui faire perdre définitivement. 


De même, dans la seconde scène que j'isole ici, vers la fin du documentaire, on voit les deux partenaires dans une autre chambre d'hôtel. L'un et l'autre se parlent mais ils se mettent aussi à écrire sur des bouts de papier. Ils semblent s'amuser à passer du parlé au dessiné ou à l'écrit. Ils en sourient encore mais quand on a suivi le film, on sait la charge dramatique de ce sourire. On sait qu'ils s'échangent des informations essentielles pour la stratégie à employer en vue de la protection d'Edward Snowden après ses révélations, faites d'abord avec la complicité du journaliste Glenn Greenwald, puis avec d'autres. Il s'agit bien ici d'un monde intermédiaire entre le réel, avec sa mesure de vie et de mort, le fantasme qu'il éveille chez les partenaires et les spectateurs, coloré aux lumières de l'enfance, et la capacité ludique des protagonistes, toujours présente et prête à surgir dans les situations les pires, témoignant d'une grande mobilité psychique, comme le font d'autres otages et revenants de toutes sortes de camps.


Extraordinaire impression et grand enseignement que ceux donnés par cette aventure de Snowden, filmée par l'audacieuse documentariste Laura Poitras! Celle-ci est d'ailleurs placée sur la liste de surveillance du département de la sécurité intérieure des Etats-Unis depuis ses films précédents mais vient d'être primée aux Oscars 2015 pour le meilleur documentaire... Une aventure où les risques pris pour dénoncer les abus du système de surveillance orchestré par la National Security Agency sont assumés par chacun, parlés tout au long du film et réévalués au fil des épisodes. En progressant dans les évènements, le documentaire révèle cependant l'effet saisissant de la réalité de ce risque pour Snowden quand les évènements se précipitent: il se clôt sur son accueil en Russie où le lanceur d'alerte se réfugie encore aujourd'hui avec sa compagne.



Outre les jeux de l'enfance et leur sérieux, ce documentaire peut rappeler les échos du qualificatif "déserteur" dans les situations de guerre: celui qui fuit, se dérobe, le poltron, le traitre, traître à sa patrie, ce dont est qualifié ici Edward Snowden par les autorités américaines... Pour ceux d'entre nous qui étions enfants pendant la guerre d'Algérie, par exemple, le qualificatif a essaimé largement avec toutes ces connotations avant que nous puissions en mesurer, plus âgés, la portée politique considérable, de la part de ceux qui ont pris le risque de dire "non" et de le faire savoir. Les révélations de Snowden, sa désobéissance civile, sont un vrai combat pour la vérité et contre les manipulations d'Etat. Il met aussi cet Etat en danger, d'une certaine façon mais sa visée politique est indiscutable! Il en est de même, d'ailleurs, pour la réalisatrice et les journalistes complices.


http://reflets.info/wp-content/uploads/2015/03/Citizenfour-350x197.jpgLa médiatisation de la démarche de Snowden à coups de slogans simplistes, tout à l'opposé de la démarche rigoureuse et artistique de Laura Poitras, peut avoir donné parfois une fausse idée de ce qu'elle implique et représente pour eux et pour nous tous. Et selon Geoffroy de Lagasnerie, auteur du livre "L'art de la révolte". Snowden, Assange, Manning", ce sont les règles mêmes de la démocratie qui se trouvent bousculées par cette démarche: "Si pour poser certaines questions il faut rester caché, c'est bien que le système est perfectible et qu'il est nécessaire d'inventer de nouvelles manières de s'exprimer hors des cadres traditionnels de la politique" dit-il aux journalistes de Télérama (n°3402, 25/03/15). Voilà en tout cas un film très fort et subtile à la fois, et une action menée à plusieurs, qui force le respect, et donne beaucoup à penser, à s'émouvoir mais à se réjouir aussi!