lundi 21 décembre 2015

D'un Moïse à l'autre



Moïse était à l'honneur ces derniers temps à Paris: avec l'exposition du Musée d'art et d'histoire du judaïsme "Moïse Figues d'un prophète" qui se tient jusqu'en Février 2016; et avec la production de l'opéra de Schöenberg "Moses und Aron" à l'Opera Bastille, dirigé par Philippe Jordan, dans une mise en scène de Romeo Castellucci.



Il est toujours instructif de revisiter ces figures mythiques, supposées familières mais dont on a parfois oublié bien des données, au fil de leurs interprétations. C'est le cas notamment avec les personnages des contes, dits "de fées". Leur portée, malgré le dénigrement dont ils sont parfois l'objet, traverse les siècles et les générations, imperturbablement.




Avec Moïse, il s'agit de religion, de la Bible, et notre mémoire dépend donc largement de ce qu'a été notre culture, notre éducation  et notre rapport à la religion. D'où peut-être le caractère particulièrement aigu de leurs redécouvertes éventuelles. J'en ai évoqué certains aspects, avec l'exemple du personnage de la femme de Loth et de ses incessantes variations, dans mon livre "Rue Freud" et tout au long de ce blog.



C'est ainsi qu'il est question, dans la notice de l'exposition du Mahj, de la concurrence des images juives, catholiques et protestantes dans la culture occidentale, tant en Europe, qu'aux Etats-Unis et en Israël. En reparlant plus tard de cette exposition avec une collègue, j'ai pris conscience du léger malaise éprouvé lors de cette visite et que je n'avais pas identifié jusque-là. Celle-ci me signalait l'absence sidérante pour elle du Moïse du Coran, Moussa, parmi l'ensemble des références rassemblées dans l'exposition, même si c'est une figure postérieure aux autres.



Tête de Moïse par Gustave Moreau
 Etais-je encore marquée, plus que je ne le pensais, par des effets d'inhibition de la pensée, hérités de mon enfance? Quoi qu'il en soit, je n'avais pas été d'emblée frappée de cette absence, ce qui après coup m'a surprise. Mais je me suis rappelé qu'en entreprenant la visite, je cherchais à me remémorer vaguement ce que j'avais appris tardivement au sujet de ces grandes figures bibliques comme celle d'Abraham: elles n'existaient pas seulement pour le monde judeo-chrétien, n'étaient pas réduites à ce que m'en avaient transmis mes éducateurs catholiques mais elles existaient aussi pour d'autres traditions, et j'ai appris depuis qu'elles étaient présentes, entre autres, dans le Coran.



Je découvre aujourd'hui que la chaine Arte a diffusé en cette fin d'année une série consacrée précisément à "Jésus et l'Islam". Ce documentaire ravive la succession des interprétations données aux figures des prophètes dans les différentes traditions et dans les différents livres (Bible, Evangiles, Ecrits apocryphes, Coran); avec les usages politiques, voire propagandistes, qui en ont été faits. Aspect salvateur de ces retours en arrière, de ces regards en arrière qui régénèrent et élargissent notre capacité de voir, d'accueillir ce dont nous sommes faits, culturellement, symboliquement.


Dans l'opéra de Schönberg, magnifiquement interprété et mis en scène, c'est en particulier le rapport entre les deux frères qui m'a frappé, grâce au livret de Schönberg lui-même. Le bel article d' Eliott Gyger publié dans le catalogue en explicite les éléments à travers l'articulation de la parole et du chant, de la voix parlée et de la voix chantée, dans la composition.


Gravure de Marc Chagall
Il nous donne une citation de l'Exode 4, dans la Bible, située après que Moïse se soit plaint à Dieu de n'avoir pas la parole facile: "Alors la colère de l'Eternel s'enflamma contre Moïse et il dit: "N'y a-t-il pas ton frère Aaron, le Lévite? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même qui vient au-devant de toi: et quand il te verra il se réjouira dans son coeur. Tu lui parlera et tu mettras les paroles dans sa bouche; et moi je serai avec ta bouche et avec sa bouche et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire."



Quelle magnifique image que ces paroles qui traversent les bouches! Et quelle émotion émane de ce personnage quasi handicapé, destiné à porter tout un peuple, mais pas seul! Cette situation rappelle celle des contes où le dernier, le cadet, le plus petit, le plus démuni, parfois la fille, se trouve, contre toute attente, en situation de sauver la famille, le père, le village, et y réussit grâce à sa capacité de faire alliance plutôt que d'en rester à sa faiblesse individuelle.



Mais Schönberg colore l'opposition entre les deux frères d'une manière audacieuse: Moïse est un visionnaire incapable de communiquer avec son peuple, alors qu' Aaron est un orateur doué mais pouvant déformer le message de Dieu. L'opposition entre les deux personnages incarne une dichotomie pathétique entre parole et pensée. C'est ainsi que Moïse constate: "Ma langue est rigide. Je peux penser  mais pas parler." Que de résonances avec ce que nous pouvons éprouver en situation de crise psychique ou de douleur extrême et que révèlent parfois des séances d'analyse où se vit à vif cette dichotomie, adressée à l'analyste!







lundi 7 décembre 2015

Profondeurs de temps, avec Jeff Koons, Pierre Soulages et Gerhardt Richter


Transparences, superpositions, accumulations: une succession de termes pour une série de formes données au temps et à l'espace par les artistes. Dans l'exposition "Picassomania", le parti est pris de faire apparaitre l'héritage des successeurs de Picasso. Une place importante y est donnée, entre autres, aux Demoiselles d'Avignon et le collage de Jeff Koons, reproduit ci-joint, s'y réfère, comme d'autres oeuvres présentées dans l'exposition.


Le cartel qui l'accompagne parle de "décomposition de ce que Picasso avait assemblé". Pourtant cette oeuvre compose, recompose même un ensemble, en accumulant de nombreuses références artistiques, liées à l'Antiquité romaine, à l'art de la Nouvelle Guinée, au Titien  et à Picasso lui-même. Difficile de les retrouver si l'on n'est pas connaisseur et surtout si l'on n'a pas le désir ou la patience de déchiffrer ce qui se dit dans ce tableau. C'est surtout la pensée qui est sollicitée chez le regardeur, la mémoire aussi, si la curiosité est là. Et puis l'oeuvre fait éventuellement son chemin avec le temps du regardeur, avec les rebonds de ses associations et les surprises de ce que le temps de la réceptivité peut façonner en lui.


Dans mon cas, ce collage m'est revenu à l'esprit au Musée Soulages à Rodez, devant les superpositions des fonds de certaines des oeuvres de l'artiste. Superpositions dans l'espace alors que tout est pourtant montré sur un seul plan. Profondeur de champ, comme on dit en matière cinématographique, qui attire le regardeur dans un labyrinthe où le fonds se dérobe alors que la toile offre une structure très solidement élaborée. Le mouvement du regard vers les fonds est fermement accompagné par cette structure, comme l'exploration audacieuse de la vie par un enfant est rendue possible grâce à la présence certaine du parent à ses côtés.  Ici l'espace-temps se transforme en lumière, en réflexion lumineuse.


Mais il faut accepter le temps de l'exploration, de l'incertitude, du désagrément, voire de la peur. Il faut accepter la non-évidence des choses, telle que notre perception nous les livre. J'ai revu alors dans ma mémoire les glissements étirés des tableaux de Gerhardt Richter, faisant miroiter des transparences sidérantes à travers ses lignes de couleurs. Dans ces oeuvres, aucune référence explicite  à du connu, du reconnaissable, de l'historique, pas plus qu'avec celles de Soulages.


Superposer, chercher des transparences, ne procèdent pas du tout de la même démarche que celle qui consiste à accumuler des motifs et des références identifiables, organisées sur le même plan. Pourtant toutes ces dynamiques créatives créent un rapport au temps à vivre dans l'espace; espace créé sur la toile ou le support du tableau; espace de l'oeuvre elle-même, parfois étiré à la mesure d'un mur, comme chez Richter; espace de l'architecture du musée, dans le cas de Soulages. Les tableaux y sont pris dans le travail avec les murs et les séparations, tableaux-murs eux-mêmes qui jouent avec l'espace des salles.



On peut y appréhender la profondeur de l'Histoire,  me semble-t-il, même abstraitement. L'explicite des références du collage de Jeff Koons joue avec le connu de l'Histoire. Mais quand Anselm Kiefer, quant à lui, se réfère à l'Histoire, il invite à un autre type de superpositions, de profondeur des fonds, notamment avec les titres de ses tableaux associés de façon étrange à ce qui est représenté. Il faut accepter les chocs des références, comme ceux que j'avais évoqués dans ses oeuvres en relation avec la femme de Loth (cf les articles d'avril 2014 de ce blog: "L'oubli en un clin d'oeil" et "Sur le quai de l'infantile, encore". Tout ce travail résonne avec le temps psychique, un travail pour intégrer la dimension mortelle de l'être humain pris dans la succession des générations et devant se placer dans un monde aux fondements indiscernables et aux futurs possibles déjà opérants. Des expositions Anselm Kiefer sont en cours à Paris. J'y reviendrai.

mardi 24 novembre 2015

Vivre, parler et mourir

A la radio, sur France culture ce lundi matin 23 Novembre, lors d'un émouvant entretien avec le romancier Boualem Sansal, auteur du roman 2084, récemment primé, il a été question des paroles du poète algérien Tahar Djaout, dites lors des années noires de l'histoire algérienne, "Si tu parles, tu meurs, si tu ne parles pas, tu meurs, alors parles et meurs".  Et ce poète a bien été assassiné.


Et puis ces jours-ci la lettre d'information électronique du théâtre des quartiers d'Ivry nous proposait en exergue, en cette nouvelle période d'attentats répétés, en Europe, cette fois-ci, un radical constat de Martin Luther King: "Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères ou périr ensemble comme des idiots."


Les Vigiles par DjaoutUn grand merci à ceux qui raniment la pensée et à ceux qui la transmettent! Ils nous redonnent confiance en la vie et en l'humanité. Mais à quel prix! Et que nous réserve maintenant ce qui cause la peur de Boualem Sansal, lui qui continue de parler et d'écrire?


Ceux qui sont morts le vendredi 13 Novembre  n'ont pas payé pour leur parole mais il nous incombe sans doute, à nous autres encore en vie, de recevoir les évènements et de tenter de les transformer en paroles, en paroles qui puissent s' inscrire dans le temps.






mardi 10 novembre 2015

Possibles futurs, Guillevic


Il est des rencontres précieuses, imprévues, inédites. Sur la table du libraire, un titre m'arrête, qu'on dirait tout droit issu des écrits du psychanalyste Bion... et qu'aimait peut-être Jean-Max Gaudillière: "Possibles futurs".


C'est le dernier recueil de poèmes de Guillevic publié de son vivant (il est mort en 1997). Ce recueil vient d'être réédité avec une nouvelle préface de Michael Brophy dans la collection Poésie Gallimard. Et en le feuilletant j'ai décidé de me plonger dans l'oeuvre de ce poète qui restait dans ma mémoire en attente d'être reconnue.


Ces "Possibles futurs" ouvrent des voies poétiques liées à la vieillesse du poète mais surtout à ce qui se parle en lui de l'espace-temps depuis toujours. On peut trouver sur internet plusieurs videos dont une où il est interrogé par Pierre Jakez Hélias, le célèbre conteur breton. Certains de ses poèmes y sont lus. Et des merveilles nous sont dites, comme ce vers-là à propos de son village: " Entre le bourg et la plage, il y avait sur la droite une fontaine qui n'en finissait pas de remonter le temps." Guillevic y parle de l'eau qui ne bouge pas et pour lui "la fontaine est aussi comme une ouverture sur l'origine."

Il y évoque son rapport à l'histoire: "J'ai toujours dit que j'ai vécu plus dans la préhistoire que dans l'histoire, ce qui ne m'empêche pas d'avoir des positions politiques." Et l'interview se déroule dans le site des menhirs de Carnac où il est né:  "J'essaye de vivre la vie des rocs."


L'art poétique de Guillevic est un travail avec l'espace-temps: "Le poème est comme un port où la durée s'arrête... Le poème est un moment vertical par rapport à la durée. "


En écoutant et en regardant cette video, je suis frappée de ce que ce poète parle d'une façon aussi forte qu'il écrit. Ce qu'il essaye de formuler à son interlocuteur, lui-même nourri des contes et grand attentif à la langue, est de la même veine qu'un poème. Il pense et donne forme à ce qu'il dit presque dans le même temps.


Ce film le restitue magnifiquement car à cette époque on aimait, dans certains medias, voir et entendre naître une pensée. Et sur ce plan, les tentatives faites par le psychanalyste W.R.Bion pour formaliser la naissance des pensées, et leur parcours dans le travail d'un analyste, m'apparaissent entrer particulièrement en résonance avec cet art poétique.



jeudi 22 octobre 2015

Wifredo Lam, à travers les guerres et les cultures

Après Georges Rouault dont je faisais remarquer la place des guerres dans les dates de sa vie (cf article du 9 Octobre de ce blog), l'exposition Wifredo Lam du centre Pompidou donne l'occasion de remarquer à nouveau ce que certains parcours d'artistes doivent aux guerres. 


Outre la multiculturalité dont il est originaire, Wifredo Lam a beaucoup voyagé mais pas toujours pour le plaisir. Né à Cuba en 1902 puis établi en Espagne à 21 ans il se retrouve pris dans une succession d'évènements graves de différentes natures: la perte de sa femme et de son fils, emportés par la tuberculose en 1931; puis la guerre civile espagnole. Il s'engage dans la milice antifranquiste et devient affichiste pour cette cause. "La révolution a changé ma manière de peindre" dira-t-il (d'après  les notices du Centre Pompidou).


Cette gouache sur papier de 1937 (ci-dessus) en donne l'écho, en résonance avec la célèbre oeuvre de Goya "Tres de mayo" de la série des "Désastres de la guerre", si souvent présente à l'esprit des artistes qui tentent de représenter la guerre. Ici c'est surtout l'alignement des fusils en haut de l'image (mal rendus par ma mauvaise photographie) qui signe cette référence. Le dessin s'inscrit ainsi dans une suite d'oeuvres de multiples artistes inspirées par la gravure de Goya.


L'exposition du Louvre-Lens avait rendu compte de cette inspiration, en particulier avec le tableau (ci-dessus) du peintre Yan Pei-Ming, intitulé "Exécution après Goya"et datant de 2008. (Cf article "Se retourner sur la guerre", du 4/08/2014 sur ce blog), ainsi qu'avec la fusillade de Hans Hartung (ci-dessous) peinte en 1921.



L'oeuvre de Wifredo Lam sur la guerre d'Espagne s'inspire aussi de la série des "Grandes misères de la guerre" de Jacques Callot éditées en 1633 à propos de la guerre de trente ans (guerre entre la France et l'Espagne mais surtout à l'échelle européenne où se sont affrontés catholiques et protestants de 1635 à 1659). Toutes ces surimpressions des représentations les unes sur les autres rythment implacablement la permanence et les répétitions de la guerre malgré les univers multiples dans lesquels elle se déploie et malgré les engagements militants des artistes qui cherchent à en exprimer quelque chose!


Lam sera donc contraint à l'exil au moment de la victoire de Franco. Parvenu en France où se sont réfugiés de nombreux artistes espagnols, il se lie notamment avec Picasso. Mais en 1940 il lui faut fuir à nouveau, l'invasion allemande, cette fois-ci, et il part pour Marseille où il retrouve de nombreux surréalistes dont André Breton. Puis c'est le départ pour les Etats-Unis et de nombreux voyages jusqu'à Cuba, son pays d'origine.


L' autoportrait ci-contre date de 1938. Son épure en masque lui donne une immense tristesse, peut-être portant les deuils successifs du peintre, celui de sa famille puis de l'Espagne ravagée par la guerre civile. Et pourtant la guerre va le rattraper à nouveau! Non pas la guerre civile, cette fois-ci, mais une guerre qui coupe la France en deux.


Est-ce elle, chargée des précédentes guerres vécues par l'humanité toujours et partout, qui fait tout ce "bruit" dont essaye de se protéger cette femme peinte par Lam en 1943, alors qu'il est de retour à Cuba, son pays natal, et qu'il a déjà réalisé sa célèbre "Jungle"? En tout cas, un écho m'est revenu après-coup en repensant à cette oeuvre, l'écho de cette phrase du psychanalyste W.R.Bion dans son livre Mémoire du temps à venir : "Même le bruit est ensanglanté dans cet enfer".


On a dit Wifredo Lam très influencé par Picasso mais son parcours est largement inventif et notamment marqué par la "transculturation": "La seule chose qui me restait à ce moment était mon désir ancien d'intégrer dans la peinture toute la transculturation qui avait eu lieu à Cuba entre Aborigènes, Espagnols, Africains, Chinois, immigrants français, pirates et tous les éléments qui formèrent la Caraïbe." Engagement politique, donc, au-delà des seules situations de guerre et impliquant une approche subjective de sa place dans le monde.


Pour des familiers de l'exploration de la vie psychique, l'oeuvre de Lam propose aussi beaucoup de formes à nos mondes intérieurs en transformation perpétuelle, qui se mêlent, s'inversent, se combattent, se confondent, pour notre plus grand désarroi et nos plus grands bouleversements. Wifredo Lam, comme d'autres grands artistes, nous donne parfois une émotion intense en parvenant à nous les rendre palpables, sans danger et accessibles à tous, partageables par tous. 


Il se trouve qu'en sortant du centre Beaubourg, j'ai été happée sur le parvis par deux personnages inquiétants, tels des divinités d'aujourd'hui, aux mouvements ondulants mais captateurs... avant d'être farceurs. Leur facture inventive faite de matériaux de rebut, de boites de coca cola et d'autres boissons en cannettes, m'a permis de rejoindre le quotidien de la vie dans le prolongement même des approches de Wifredo Lam qui emmêlent volontiers le végétal, l'animal et l'humain avec le machinique. Et en disant cette impression, il ne s'agit pas pour moi ici de comparer ces réalisations mais plutôt d'accueillir la joie que peuvent donner des rencontres imprévues de créativité, d'inventivité et de présence au monde.


Avec cette photo statique, il faut imaginer que le personnage danse et anime le son de ces boites métalliques en jouant aussi sur le rythme des arrêts brutaux et des reprises du mouvement, provoquant des surprises mêlées d'effroi, vite transformées en éclats de rires... Au fond, ce qui serait encore plus réjouissant, c'est que ces "saltimbanques", soient invités à découvrir l'oeuvre de Wifredo Lam en entrant dans le centre Beaubourg...




vendredi 9 octobre 2015

"Miserere" de Georges Rouault

Mémoires de Guerre  Juin 1917-Janvier 1919"Sommes-nous tous devenus fous?" écrivait W.R.Bion dans ses Mémoires de guerre (p. 81 de la traduction française, éditions du Hublot). Sans doute de nombreux autres témoins ont-ils utilisé ce terme à propos de ce qui a dépassé les bornes humaines au cours de cette guerre.

Pour Bion, en particulier, la trève du Noël de 1917 a marqué un moment extrême, les soldats se livrant sans mesure à une orgie de boisson et de nourriture: "Quinton et moi avions l'impression d'être dans un autre monde. Les hommes hurlaient, et s'affalaient, ivres, un peu partout. Personne n'y prêtait attention." Et c'est ainsi qu'il conclut ses notes sur cette journée: "On rentra au camp à 22 heures après avoir pataugé dans la neige et dans la gadoue et ainsi prit fin notre premier Noël en France. Etions-nous tous devenus fous?" 

 
Le peintre et graveur Georges  Rouault, quant à lui, gravait au même moment l'une de ses eauxfortes avec cette légende "Nous sommes fous" (Cf reproduction ci-dessous). Né en 1870 il n'était pas sur le front en 14-18, mais son inspiration largement religieuse s'est imprégnée alors des désastres de la guerre pour sa série "Miserere", commencée dès 1912. Celle-ci a été exposée, à l'occasion des commémorations du centenaire de la guerre de 14, au prieuré d'Airennes, dans la Somme, mais je n'en ai appris l'existence qu'à Péronne, alors que l'exposition se terminait le jour-même. Je ne peux donc pas la recommander aux lecteurs. 


L'histoire de la création du "Miserere" est pleine de détails qui entrent en résonance avec tout le travail actuel des psychanalystes, sur les effets des guerres dans la vie psychique et notamment celle des créateurs, même quand ceux-ci n'ont pas combattu eux-mêmes. J'aurai l'occasion d'en aborder un autre exemple avec les expositions d'oeuvres d'artistes contemporains sur le thème de la guerre de 14, proposées au Musée de "La piscine" de Roubaix.


"Nous sommes fous"
De même, c'est un aspect du travail des historiens qui s'est beaucoup transformé depuis les travaux sur cette première guerre mondiale. Leur approche s'est élargie désormais à bien d'autres éléments que ceux concernant les seuls combattants et leurs batailles. (Cf le numéro de la revue des "Lettres de la SPF" n° 28, 2012, intitulé "La guerre sans trève", auquel j'ai déjà fait référence sur ce blog). Toute la vie des hommes de l'arrière, des femmes, des familles, des "civils", est entrée désormais à part entière dans les données historiques des guerres.


La série des 58 planches du "Miserere" était prête dès 1927 mais il a fallu attendre 20 ans pour que le livre soit édité! Etonnant destin de ces oeuvres qui traversent les époques et drainent avec elles toute l'épaisseur de l'Histoire avec celle des éprouvés les plus intimes de leurs créateurs!


Dans sa préface, Rouault constate: "La mort d'Ambroise Vollard... la guerre... l'occupation et ses suites et enfin mon procès furent sources de retards indéfinis. Malgré un certain optimisme de fond, j'ai pu avoir des heures noires et j'ai douté de voir jamais la publication de cet ouvrage terminé depuis si longtemps et auquel j'ai toujours attaché une importance essentielle." (Il fait allusion au procès avec les enfants du marchand Antoine Vollard qui avait, déjà en 1917, acheté l'ensemble de l'atelier du peintre avec ses 770 oeuvres. )


Cet ensemble de gravures est donc marqué par les deux guerres mondiales, la première l'ayant en partie inspiré, la seconde en ayant facilité l'accueil par une société sortant tout juste des désastres de la seconde guerre mondiale. On peut ajouter à cette place des guerres dans l'oeuvre de Rouault sa date de naissance qui n'a peut-être pas été sans effet sur sa construction d'enfant (1870). Et c'est bien un rapport au temps différé qui marque particulièrement le "Miserere", pour des raisons de circonstances, croisées avec la difficulté générale que l'artiste reconnaissait lui-même à mettre un terme à la retouche de ses oeuvres.


Ce rapport au temps différé est bien caractéristique des oeuvres liées aux traumatismes de guerre. J'en ai évoqué certaines en lien avec les travaux de Jean-Max Gaudillière et j'ai abordé sur ce blog la situation du peintre Jean Fautrier reliant sa création pendant la guerre de 40  à son expérience de la guerre de 14 (voir les trois articles du blog "L'Enfer de Fautrier, 1, 2 ,3", fin décembre 2013 et début janvier 2014 ) .

  
 L' eauforte reproduite ci-contre est intitulée "Face à face": un autre face à face que celui suggéré par l'exposition de Péronne (cf article précédent du blog) mais non moins saisissant...


La mauvaise qualité de ma photographie apporte cependant un détail imprévu: une "sainte face" émerge du fond  de la photo entre les deux personnages, motif bien souvent abordé par Rouault et dont une reproduction sur tissu a été réalisée pour l'exposition.


Cette crucifixion, émergeant à peine par son reflet depuis un autre espace, comme traversant les murs, et même intemporelle, vient donner une étrange profondeur à cet inquiétant "Face à face".


Les gravures du "Miserere"  ont une portée qui dépasse les thèmes explicitement abordés. Le religieux, le christique, le tragique de la guerre, y côtoient le grotesque, la figure du clown ou d'autres motifs travaillés tout au long de la vie de l'artiste.


Une édition du "Miserere" a été publiée aux éditions du Seuil. Georges Rouault lui-même a écrit "Sur l'art et sur la vie", paru en collection folio; et un beau site de la Fondation Georges Rouault lui est consacré. Quant au superbe Prieuré d'Airennes, il est géré par l'association "Présence de l'art" et propose régulièrement des expositions artistiques.


 





jeudi 24 septembre 2015

"Face à face" à l'Historial de Péronne

Ce matin, c'est la fête dans la jolie ville de Péronne. Il semble presque incongru de se faufiler sans détours, à travers les stands et les estrades de circonstance, dans la direction de l'Historial de la Grande guerre. J'y étais venue voilà une bonne dizaine d'années voir une exposition sur les enfants dans la guerre alors que je travaillais sur les faire-part de naissance et notamment sur les cartes postales envoyées au front pour annoncer aux jeunes pères la naissance de leur enfant (cf Faire part d'enfances).


Aujourd'hui, c'est une autre exposition qui me convie à Péronne, intitulée " Face à face ". Dès l'entrée, une mise en garde accueille le visiteur,  l'invitant à ne pas laisser des enfants y entrer seuls. Oui, il s'agit bien ici des "gueules cassées".  Seule en ce matin de septembre, je  découvre lentement les espaces resserrés de l'exposition. L'atmosphère est sombre et silencieuse. Un jeune couple entre à son tour, un peu par hasard, semble-t-il. Trois petits tours, quelques échanges et puis s'en vont...


Je ne suis pas mécontente d'être seule ici. Du moins, il ne me semble pas que d'autres personnes soient entrées avant moi. Le temps maintenant semble s'être arrêté. Je pense aux travaux de Jean-Max Gaudillière et de Françoise Davoine sur les traumatismes de guerre. C'est surtout cet étrangeté du temps arrêté du trauma qui me saisit. Comme si je pouvais ici en éprouver quelque chose. 


Je me laisse prendre par l'intensité de ce que ces éléments rassemblés sur la guerre provoquent en moi. Visages défigurés, regards meurtris, figures flottantes accrochées en hauteur... L'espace clos de l'exposition craque de tous ses bois, de toutes ses matières : le parquet, les vitrines, peut-être aussi les spots.


Bientôt, il me semble même que quelqu'un est là. Si ce n'est qu'une fausse impression, elle apporte cependant avec elle  le trouble, l'effroi de l'absence-présence. C'est ainsi qu'elle m'invite à  accueillir la présence de ces morts. Non pas seulement des visages mais des histoires singulières qui sont ici évoquées, racontées par des écrits, des objets, des photos, des moulages. Et aussi bien celles des médecins et des chirurgiens de l'époque que celles des actuels "chirurgiens de la face"; aussi bien celles des soldats d'alors que celles des opérés d'aujourd'hui; des hommes qui avaient déjà une histoire avant d'aller combattre au front, ou avant d'explorer et d'apprendre la chirurgie faciale; des hommes et des femmes qui avaient déjà une histoire, souvent suicidaire, avant de bénéficier aujourd'hui de la chirurgie faciale.


Une étrange détresse me gagne en écho avec celle que ces combattants ont dû vivre. Un écho qui impose le silence, le respect, en tout cas, une certaine réserve. Mais d'autres visiteurs,  bruyants ceux-là, entrent et sortent! Ils ne font que passer, eux aussi. Leur regard est à peine arrêté. Nous ne sommes sans doute pas dans le même temps, ceux de 14-18, les passants d'aujourd'hui, et moi-même! Voici encore une fois, me dis-je, toutes ces vies peut-être "exposées" inutilement, inaperçues, des vies qui, pour beaucoup de visiteurs, ne comptent pas vraiment!


Qu'est-ce-qui, au contraire, aurait pu les retenir, ces passants pressés? Peut-être la connaissance de certaines données de l'histoire de leur famille ? Un savoir sur l'un de leurs ancêtres engagé dans cette guerre? Pour ma part, ce n'est pas la raison de mon travail sur ces questions. Ou ce serait plutôt mon étonnement initial qu'une telle guerre semble avoir laissé si peu de traces dans certaines familles, alors que toutes étaient touchées, à l'époque: pas une famille qui n'ait eu à compter ses morts, même si la guerre se déroulait parfois loin des régions d'origine de tous ces combattants. Peut-être la seconde guerre mondiale recouvre-t-elle encore trop la première. Sans doute, les commémorations actuelles du centenaire de cette « grande » guerre peuvent-elles aider à lever ces silences-là. 


Aujourd'hui, devant ces morceaux de vies singulières, j'ai plaisir à découvrir des parcours originaux. Celui d'un séminariste trop peu conforme, renvoyé du séminaire et devenu médecin et spécialiste de la chirurgie faciale; celui d'un chirurgien devenu aussi illustrateur médical en travaillant avec des "gueules cassées" à l'hôpital militaire, ou encore ceux de ces hommes et ces femmes opérés de nos jours pour une chirurgie faciale réparatrice. La continuité de la recherche médicale depuis cette guerre jusqu'à aujourd'hui donne une dynamique particulière à l'exposition. Elle crée un lien entre les humains à travers le temps, non pas seulement à partir du traumatisme mais aussi des capacités de reconstruction humaine, physiques, psychiques, symboliques et de l'accueil renouvelé de la vie. 


Depuis 2014, d'autres expositions ont déjà rendu compte du lien créé par les artistes, sur le front ou après-coup, et jusqu'à aujourd'hui. J'en ai évoqué certaines sur ce blog. Mais au cours de ce périple de septembre 2015, j'ai pu en découvrir d'autres sur lesquelles je reviendrai dans un prochain article. Celle-ci se termine le 11 Novembre prochain.

jeudi 10 septembre 2015

"Histoire d'Irène" d'Erri De Luca

Dans Histoire d'Irène, Erri De Luca distille de petites merveilles d'écriture avec une incroyable fluidité qui donne de la joie. Pas de clivage entre le corps, la nature, l'histoire, la politique, la langue, les textes, la culture. Une liberté de mouvement qu'incarne aussi son personnage d'Irène. Une écoute de la respiration du corps, de l'autre, du monde.


 J'y ai trouvé, entre autres, de magnifiques variations sur la vie des sens, telle qu'elle peut habiter les humains mais aussi telle que nous apparait celle des animaux, si nous acceptons de nous y rendre réceptifs. 


J'y ai lu des mélodies sur les corps, les dos, la verticalité de nos gestes et leur horizontalité, ceux qui s'accrochent à la terre ou au corps maternel, et ceux qui se laissent emmener dans une fluidité liquide.


Et j'y ai éprouvé les fulgurances de nos renversements au-devant et en arrière qui ouvrent encore d'autres horizons sur la femme de Loth et les thématiques tissées autour d'elle. Décidément, elle ne cesse de changer de forme et de matière, de se "désempierrer", cette femme de Loth!


Ainsi, je n'avais jamais pensé que "le rameur" est une figure exemplaire des interrogations sur le mouvement de regarder devant ou derrière soi en avançant: en effet il tourne le dos à sa direction et reste orienté sur ce qu'il quitte.



Cela donne quelque chose comme un poème chez Erri De Luca: "Le rythme des rames et des poumons rappelait au sous-lieutenant le pas des marches en montée. Il se voûtait comme sous son sac à dos, mais la position du rameur sur un bateau qui avance en regardant en arrière est plus belle et plus étrange. Le dos tourné vers l'arrivée ne permettait pas d'évaluer l'approche. Il ponctuait bien en revanche la distance depuis la terre ferme prisonnière. Il souriait de la voir s'effacer dans le noir en même temps que les mille deux cents jours de guerre." (p 100, Histoire d'Irène, Gallimard 2013). 
 

La montagne, la mer, le corps, l'Histoire, la résistance... La transformation d'un héritage par le travail de la langue, la fabrique des histoires, la réceptivité à ce qui fait naître une écriture...


jeudi 20 août 2015

Temps, lien et destruction

Ces mains m'ont immédiatement fait penser au travail et au lien des psychanalystes Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (décédé il y a quelques mois), auxquels je me réfère souvent sur ce blog. Elles proviennent d'une stèle attique datant du 4ème siècle avant JC.


La permanence de ce  geste de mains, qui se joignent -ou se disjoignent, on ne sait- appelle, en quelque sorte, le temps dans toutes ses dimensions. Elle maintient inscrite dans le marbre une longue histoire feuilletée: celle des Grecs dans leur antiquité, celle de l'art et des guerres politiques, si étroitement entremêlés jusqu'à nos jours dans de nombreuses sociétés, celle de ces deux personnages sculptés, suffisamment importants sans doute pour avoir été pris comme modèles d'une œuvre d'art, incarnant un symbole essentiel du lien.


Ces mains disent le mouvement de ce lien symbolique dans la longue durée et au-delà des destructions multiples qui l'attaquent continuellement. Il maintient  une permanence à plusieurs niveaux, à travers les transformations du monde, des sociétés, et  du rapport de celles-ci aux œuvres d'art.


Je ne dispose pas de renseignements suffisants actuellement sur ce fragment pour approfondir mes hypothèses avec les apports de l'histoire de l'art, mais la légende de la carte postale évoquant une "stèle" fait penser qu'il peut s'agir d'une stèle funéraire. Ceci confirmerait encore la configuration singulière de cette représentation du travail des temps telle qu'elle nous parvient, à travers une oeuvre funéraire, sa conservation malgré sa destruction, sa photographie et son exposition actuelle dans un Musée. 


En effet, ces mains sont exposées à Athènes, au Musée de l'art des Cyclades, tout près de la place Syntagma où se manifestent particulièrement les débats politiques de la Grèce d'aujourd'hui.


Elles me semblent donner une représentation saisissante du temps feuilleté dont parlait Jean-Max Gaudillière dans son séminaire à propos des œuvres créées dans le temps du trauma; œuvres superposant les temps et même les imbriquant selon une logique difficile à déchiffrer à laquelle il tentait de nous rendre réceptifs.


Cette représentation d'une permanence possible du lien dans l'imbrication des temps, face à l'attaque permanente dont il est l'objet, peut aussi se lire psychiquement en relation avec la relecture que faisait Jean-Max Gaudillière du travail de W.Bion sur les liens psychiques et le temps.


dimanche 19 juillet 2015

Allée Freud



Vous croyez peut-être la reconnaitre, cette rue, si vous avez lu Rue Freud ou vu la couverture du livre. Mais non, il s'agit bien d' une allée! Et celle-ci ne se situe pas dans le 19ème arrondissement de Paris sous le périphérique ...

 
Non, elle se faufile en plein Paris, à l'hôpital de la Pitié Salpétrière... On peut la trouver en accédant par l'entrée du boulevard Vincent Auriol pour parvenir au pavillon Marguerite Bottard, qui accueille des personnes en long séjour.


Mais cela peut demander du temps et de la persévérance pour la trouver, surtout si l'on n'a pas l'habitude d'accéder à l'hôpital par cette entrée.
 

En effet, l'allée est introuvable sur le plan de l'hôpital et encore moins sur celui de Paris. Quant au personnel du bureau d'accueil, il n'avait pas la moindre idée de son existence lorsque je l'ai sollicité...


Et lorsque après une petite recherche infructueuse j'ai constaté: "Vous ne l'avez pas trouvée?", on m'a rétorqué "Non! ce n'est pas que nous ne l'avons pas trouvée, elle n'existe pas!"

 
Cher Freud! Toujours échappant à une officialisation explicite! Toujours menacé de disparition,  et cela de différentes façons,  aussi bien qu' à différentes époques. Dans cet l'hôpital où il s'est rendu pour travailler avec Charcot, son existence demeure quasi clandestine au quartier Charot; en l'occurrence, pas tout à fait inscrite. 
 
 
Entre les dessous du périphérique et les allées non répertoriées d'un l'hôpital, Freud semble voué aux exils et aux anonymats... Pourtant, c'est bien une collègue psychanalyste qui m'a alertée sur la chose, alors que nous discutions de mon livre Rue Freud...


L'accès à l'inconscient ouvert par Freud ne s'accommode sans doute pas facilement d'une institutionnalisation trop facile. "On sait bien" que son nom a sa place ici ou là, mais pas trop voyante "quand-même"... 

Reste pour moi à reprendre les chemins de cette nomination d'une allée à l'hôpital, quels en ont été les détours et les passages. A quelle occasion celle-ci s'est faite et qui en a été l'initiateur.

J'en saurai sans doute plus dans quelques temps. Quoi qu'il en soit, je ne compte pas en rester à ce "stop" dressé en travers de l'allée Sigmund Freud, sauf à le prendre comme une invitation à m'y attarder!
 


dimanche 5 juillet 2015

Questions de traduction

La pratique du blogger expose à des surprises multiples provoquées parfois par les commentaires. Ils sont rares sur "Rue Freud", mais ils empruntent parfois des chemins improbables. J'avais ainsi rendu compte des échos qui m'étaient parvenus au sujet de l'article que j'avais publié sur le peintre Fautrier ("L'Enfer de Fautrier 2", 27 Décembre 2014 ).

 Il y a aussi des plaisantins de la toile qui s'essayent à vous encombrer et je ne les publie pas. Mais récemment un commentaire en anglais m'a été proposé pour l'article "la femme de Loth en guerre" que je n'ai pas publié non plus mais qui m'a laissée perplexe. N'étant pas sûre de ma propre traduction anglaise, j'ai voulu, à titre expérimental, et sur le conseil amusé d'amis et collègues à qui j'en parlais, guère plus anglophones que moi, semble-t-il, me référer à une traduction sur Google du texte anglais en question:

Hey just wanted to give you a quick heads up. The words in your post seem to be running off the screen in Opera. I’m not sure if it is a formatting issue or something to do with internet browser compatibility but I thought  I’d post to let you know. The lay-out look great though! Hope you get the issue fixed soon. 

Ce qui a donné:

Hey je voulais juste vous donner un heads up rapides. Les mots dans votre poste semble être exécutés hors de l’écran dans Opéra. Je ne suis pas sûr si cela est une question de mise en forme  ou quelque chose à voir avec internet la compatibilité du navigateur, mais je pensais que je poste à laisser vous savez. La disposition fière allure si! Espérons que vous obtenez la question fixe bientôt. lauriers 


Quelle leçon! Non pas à propos de "l'allure", même "fière", mais plutôt de ce qu'est une tournure de langage, en somme, de ce qu'est une langue, une forme d'ensemble qui témoigne d'un alliage, d'une façon de lier, d'articuler, qui dit une mobilité, organisée mais souple...  Pas de logique binaire, pas de mots pris comme des chiffres, dans le travail de la langue, ni parlée ni écrite!


On peut se désoler de ce traitement fait à une langue, pourtant nous en avons tellement ri! Et puis on peut aussi regarder sur une page du journal "Le monde" accessible sur internet comment se conjugue le verbe traduire... Oui... Nous aurions pu traduire... Mais il fallait que je traduise... Nous aurions préféré que vous ne traduisiez pas... Allons-y, traduisons! Et si cela vous dit, allez donc à la recherche du "traduisissions"...


Finalement je préfère vous rappeler l'existence de ce beau film paru en DVD, magnifique approche des questions de traduction avec des témoignages mais aussi une très belle mise en images; et penser à la traduction au sens où elle peut s'entendre avec tout travail de création.




mercredi 17 juin 2015

L'enfant au bras levant

...ou celui qui voulait revenir en arrière.

Ce texte sera cette fois-ci sans images photographiques: peut-être d’autres images surgiront-elles chez le lecteur…

Des cris dans l'avenue. Des cris répétés, hurlés de plus belle, comme savent faire les enfants. Et cela dure. Je finis par ouvrir la fenêtre.

Sur le trottoir d'en face, un garçon de deux ans environ refuse de se laisser prendre la main par un homme qui lui parle vivement. Celui-ci semble chercher à le convaincre, sans succès, de le suivre. L'enfant reprend sa main violemment et hurle de nouveau en tendant l'autre bras du côté opposé.

Je ne distingue aucun mot mais à chaque essai de l'homme, l'enfant se refuse obstinément à le suivre, reprend sa main et tend à nouveau son bras tenace vers l'arrière. Sa position est latérale par rapport au trottoir. Je le vois face à moi, alors que sa tête et son bras donnent des directions opposées, l'une du côté de l'homme, l'autre du côté où l'enfant appelle avec son bras. Sa posture ne marche ni ne recule; arrêtée mais dans un mouvement intense qui déchire son corps, celui du refus du côté de l'homme, celui de l'appel par le bras de l'autre côté, celui des hurlements qui explosent, face à la rue, face à personne...

L'homme semble menacer de laisser le garçon. On le dirait même prêt à partir. Irait-il jusqu’à l'abandonner? Il s'adresse alors à un autre homme dans les parages, que je n'avais pas vu, derrière les platanes, comme s'il lui expliquait qu'il démissionnait et qu'il lui passait le relais. Il s'éloigne. Je ne le vois plus. Le deuxième homme, apparemment gêné, hésitant, parle au garçon, mais à distance. Il cherche à son tour avec ses gestes maladroits à le convaincre de le suivre ou plutôt de suivre l‘autre homme.

Etrange manège! Qui sont donc ces hommes par rapport à  l'enfant qui, quant à lui, relève répétitivement son  bras vers l'arrière, vers quelqu'un que sans doute il ne veut pas quitter, qui peut-être l'abandonne? Quel conflit cause donc ce déchirement?

Le premier homme a disparu mais le garçon n'a pas pour autant lâché son regard dans sa direction, tournant la tête d'un côté puis de l'autre, en hurlant. Je vais devoir descendre, peut-être... Les passants ne semblent pas s'inquiéter. A moins qu’ils ne voient quelque chose que je ne vois pas du haut de mes étages?

Le  deuxième homme semble à son tour lâcher prise. Font-ils vraiment semblant de l'abandonner, ces hommes? On ne laisse pas un enfant seul ainsi dans la rue! Même les truands ne font pas cela! Quels liens y a-t-il donc entre ces deux-là et l'hypothétique personne que l'enfant appelle de son bras et de ses pleurs, celle que je suppose être une mère pour lui? Ces hommes ne me semblent pas être en position de père, ni l’un ni l’autre, à cause de cet étrange retrait... Peut-être s’agit-il de maîtres chanteurs harcelant une femme, une mère… Qui lui retirent son enfant sans lui laisser le choix?

Les pleurs de l'enfant sont-ils seulement de la douleur de l'arrachement? Ou bien a-t-il reçu de plein fouet un conflit entre adultes qui l'a laissé sans défense, témoin d’une violence trop forte pour lui? Un rappel traumatique est sans doute en train de saisir sous mes yeux tout le corps de l‘enfant, corps dont les torsions dessinent un corps crucifié.

Une  jeune femme passe par là.  Elle voit ce garçon tout seul et qui hurle.  Elle s'arrête, regarde autour, se demande sûrement ce qui lui arrive. Elle se met à lui parler en se penchant vers lui qui hoquette en reprenant son souffle. Les hommes se manifestent alors de loin sans que je les voie bien. Ils n'étaient donc pas partis! Ils disent quelque chose. La jeune femme les voie et semble en tenir compte; elle caresse alors tendrement les cheveux du garçon et s'en va, apparemment rassurée. Quel effet cette présence passagère aura-t-elle eu sur lui? Aura-t-elle tamisé le pire d’un peu de douceur, d‘un peu d‘humanité?

Le premier homme revient près du garçon et essaye à nouveau de le convaincre de le suivre et de lui donner la main, cela devant le regard de l'autre. Le garçon recommence, il hurle à nouveau et il refait son geste désespéré du bras appelant de l'autre côté, l'appelant en arrière. Mais il faiblit. La rage semble laisser place peu à peu au désespoir. Il est en train de se défaire. Sa respiration s'essouffle. La tête ne se tourne plus, elle bascule vers l’avant, comme ne pouvant plus être soutenue, comme pour faire revenir la douleur vers lui, vers l'intérieur, à défaut d‘être audible à l‘extérieur. Le bras devient beaucoup plus lourd, il hésite à se lever encore aussi haut qu‘auparavant.

C'est alors que l'homme réussit à prendre enfin le garçon dans ses bras de force mais sans trop de violence apparente... Le garçon se retient encore, son corps est en morceaux: il vit sans doute plusieurs temps en lui, celui du refus, celui de l’hésitation, celui de la rage épuisée, celui du désespoir. Il ne veut pas s'abandonner, même s'il est déjà soulevé de terre. Le bras -mais la tête aussi- refusent de partir et de tourner le dos à cet arrière qu'il ne voulait pas quitter. Les jambes flottent sans se livrer encore. S'il accepte enfin de se laisser emmener, tout son corps reste pourtant rétif. Et la tête ne veut pas encore se laisser tomber sur l'épaule de celui qui l’emporte.

Je constate en reprenant mon travail que cette scène continue de se dérouler en moi. Elle se revit avec des scénarios hypothétiques sur son commencement et sur son dénouement. Elle fait résonner encore l’intensité et la courbe sonore descendante des cris et des pleurs. Quel désarroi dans ces larmes, dans ces hoquets étouffant l'enfant, dans ce corps cisaillé, gagné peu à peu par la détresse!

Me revient alors en mémoire un passage de l'Enfer de Dante que j’ai évoqué dans Rue Freud où certains condamnés, anciens devins, se retrouvent dans une déambulation difforme à devoir marcher à reculons, la tête vers l'arrière et le corps en avant, pour avoir trop vu...

Ici en bas de ma fenêtre, la douleur de l'arrachement a créé une autre scène où l'enfant se trouvait sans doute l'otage des incapacités ou des conflits des adultes. Il n'aura pas pu revenir en arrière mais quelles traces auront laissées en lui ce moment d'impossible séparation, ce foudroyant court-circuit des temps  produit dans un si petit corps et pourtant si sonore!


« Wer reitet so spät durch nacht und Wind? Es ist der Vater mit seinem Kind… » C’est la mélodie de Schubert sur le poème de Goethe Der Erlkönig qui m’invite maintenant à clore cet article.

mercredi 20 mai 2015

Freud platz


La rue Sigmund Freud m'avait surprise à Paris, voici quelques années, au point de m'avoir fait vive une sorte de rendez-vous avec cette figure de la psychanalyse mais aussi de la culture et de la pensée européenne qu'était Freud. Je ne savais pas qu'un autre rendez-vous me serait réservé cette fois-ci place Freud, ou plus exactement Freudplatz. 

Devant passer quelques jours à Vienne, j'appris par internet que le jour de mon arrivée correspondrait à celui de l'inauguration d'une "Université Sigmund Freud" au jardin du Prater, cher à Freud! Comme un clin d'oeil... Je m'y rendis dès mon arrivée.

Une plaque bleue fait bien état du "médecin" et du "fondateur de la psychanalyse" mais lui est adjoint le nom de sa fille, "psychanalyste". La présence d'Anna aux côtés de son père est une réalité de leur parcours psychanalytique mais en France nous les associons moins volontiers que dans les pays germaniques ou anglo-saxons comme grands noms de la psychanalyse. C'est un choix concernant la place, "place Freud" et non "place Sigmund Freud" mais l'université, quant à elle, s'en est bien tenue au prénom de Sigmund jusque dans le sigle "SFU", Sigmund Freud Privat Universität.  

Celle-ci avait organisé une journée portes ouvertes au cours desquelles s'étaient données un ensemble de conférences, déjà terminées à mon arrivée: les lieux étaient devenus quasiment déserts.

Le grand évènement que j'avais un peu rêvé se réduisit à quelque chose de plus modeste mais symboliquement cette présence du nom de Freud au Prater reste émouvante et ce choix marque peut-être une étape nouvelle pour l'Autriche vis à vis de Freud. A mon retour à Paris, on me demanda s'il y avait une rue Freud à Vienne. Je m'aperçus que je ne m'étais même pas posé la question, toute accaparée que j'avais été par cette inauguration.

J'appris donc qui sont les tenants de cette université, sur place puis sur Internet: "Le CENTRE UNIVERSITAIRE PRIVE SIGMUND FREUD (SFU-Paris), branche française de la SIGMUND FREUD UNIVERSITY de Vienne en Autriche (SFU-Vienne), est un établissement privé d’enseignement supérieur, habilité depuis 2009 par la Commission d’Accréditation du Ministère des Sciences autrichien à dispenser une formation universitaire en Sciences Psychothérapeutiques."

J'appris aussi de la part des personnes accueillant les visiteurs sur place que le dernier étage est consacré à un département "SFU-solidaire" qui permet aux personnes dépourvues de moyens financiers de bénéficier cependant d'un "accompagnement thérapeutique".


Poursuivant mes pérégrinations viennoises sur internet, j'appris l'existence d'une arrière petite-fille de Freud, Michèle Freud, exerçant comme sophrologue et psychothérapeute. Elle semble prodiguer des conseils divers pour le bien-être, le sommeil, le corps, démarche bien éloignée de celle de son arrière grand-père, semble-t-il, lui qui disait apporter plutôt la peste de l'autre côté de l'Atlantique...  Ci-contre, cette sculpture de la peste évoque, à travers le corps et l'expression de cette femme décharnée, l'épidémie qui ravagea Vienne en 1679.

Mais Michèle Freud raconte dans un article de la revue "Psychologies" intitulé "Dans l'intimité de Freud à Vienne", disponible sur un site de l'école de sophrologie du sud-est de la France, sa recherche des traces de sa famille viennoise et notamment son constat de l'absence d'une rue Freud à Vienne.

Une part de cette absence est donc peut-être un peu en cours de réparation, même si l'absence de Freud à Vienne, réelle, symbolique et historique, restera à jamais ineffaçable... Elle est d'ailleurs très prégnante dans le Musée Freud lui-même d'où se dégage l'impression d'un grand vide.

Cependant marcher dans la ville de Vienne donne heureusement bien des occasions à ceux qu'habitent la vie et l'oeuvre de Freud de se remémorer ses références, ses audaces, ses phrases célèbres... comme le fait cette belle sphinge des jardins du Belvédère.

lundi 4 mai 2015

Otto Dix et le défi de la représentation de la violence extrême

Avec les commémorations de la guerre de 14-18 les expositions organisées un peu partout en France et en Europe nous ont donné l’occasion de réinterroger les positions de nombreux peintres envoyés sur le front, volontairement ou non. L’historien d’art Philippe Dagen, auquel j'ai fait référence sur ce blog, s’est depuis longtemps interrogé sur ce qu’il considère comme « le silence des peintres » par rapport à la représentation de l’extrême violence de la guerre de 14, alors qu'elle s'étalait dans les magasines et dans les écrits de l'époque.


Il se trouve que les problèmes soulevés par cette représentation ont taraudé beaucoup d’artistes, s’ajoutant au traumatisme issu de leur exposition à ces violences extrêmes sur le front. Beaucoup n’en sont pas sortis indemnes, psychiquement, et ils en ont parfois perdu aussi leur capacité à peindre.


D’autres se sont battus pour relever ce « défi de la représentation » , expression utilisée dans l’exposition du Louvre-Lens. Défi aussi parce que vouloir transmettre quelque chose de cette expérience humaine extrême, c’est risquer, ainsi  que l’ont vécu ensuite beaucoup de rescapés des camps de la seconde guerre mondiale, de s’exposer à une nouvelle violence: celle de ne pas être entendu, voire d’être rejeté pour vouloir en porter témoignage et du coup s'en trouver identifiés à cette violence.


Dans ce registre, la violence en retour des réactions contre le travail du peintre allemand Otto Dix, en particulier, a quelque chose de sidérant, après-coup. Réactions sur tous les fronts! Réactions des administratifs, des politiques, tout autant que des artistes, critiques et mondains. Puis rejet des nazis et exclusion de sa charge d'enseignement à Dresde. Otto Dix, traqué, a mené son chemin, vaille que vaille. Il a vécu des périodes de retraite, d'exil intérieur et s'est aussi réfugié à l'étranger. Il a cherché, exploré, tenté de trouver une forme, des formes, à donner à son expérience de la destruction de toute forme… (Cf ci-dessus son autoportrait en uniforme, datant de ses débuts au front en 1914, conservé à Stuttgart).


Après l’expérience du front sur lequel il s’est engagé volontairement, il s’est confronté à l’épreuve du temps. Il avait d’abord dessiné et peint sur des cartes postales au front. Il avait commencé par des études sur le vif, parfois minutieuses, et des autoportraits de styles divers, martial, naïf, ou suscitant la dérision. Il avait exploré différents styles, notamment en passant du réalisme à un style cubo-futuriste, qui peut évoquer les humains robotisés des dessins de Fernand Léger. 


Danse macâbre Anno 17
Dans certains écrits, il parle  des trous d’obus dans les villages: «Ils expriment une rage élémentaire. Ce sont les orbites de la terre; autour d’eux tournoient des lignes follement douloureuses, fantastiques. Ce ne sont plus des maisons, nul ne peut le prétendre. Ce sont des créatures vivantes d’un genre particulier, avec leurs propres lois et modes de vie. Ce sont des trous, sans rien d’autre que des pierres ou des squelettes. Il y a là une beauté singulière et rare qui nous parle. »   


Cette "beauté singulière" en a troublé plus d’un! Otto Dix essaye d'abord de transcrire tous ces effets mêlés. Puis à partir des années 20, de retour à Dresde, il revient après-coup sur ses premiers dessins, il change encore de style. Il ose des œuvres directement antimilitaristes. Et il peint des tableaux comme « La tranchée » qui causera une vive polémique. En 1924 il publie la fameuse série de planches intitulée « La guerre ». 


C'est donc en plusieurs temps qu'il élabore ses représentations de la guerre. Sur une longue durée, comme tous ceux qui ont eu besoin de traverser psychiquement des temps successifs par rapport à leur expérience du trauma. Il fait une recherche de réalisme qui s'avèrera insupportable à bien des spectateurs, travail appuyé après-coup sur de la documentation, des études de cadavres à la morgue et sur ce que son expérience personnelle de la guerre métabolise peu à peu en lui, psychiquement. Sa peinture est alors jugée même "criminelle". C’est ainsi que la qualifie, par exemple, le critique Ernst Kallaï, cité par Philippe Dagen: « C’est une création réactionnaire car vouée à l’horreur, la destruction, où l’artiste se laisse hypnotiser par le caractère monstrueux de l’ignominie. » 



Les mouvements d'Otto Dix par rapport à son travail d’artiste après la guerre, témoignent, me semble-t-il, de la force avec laquelle il ne s'en est pas tenu à un "arrêt du temps", comme aurait dit Jean-Max Gaudillière, à une sidération première due au trauma, puisqu'il est revenu constamment sur cette expérience en la transformant dans ses styles successifs.


Le risque de la fascination, la sensation même d’une certaine beauté, quant à eux, ne sont pas étrangers aux témoignages multiples de combattants confrontés au pire, témoins de tortures, par exemple, et s’interrogeant après-coup, comme certains appelés de la guerre d’Algérie, sur leur impossibilité d'alors de bouger, de crier, de se sauver devant ce spectacle!  Cf ci-contre: "Cadavre dans les barbelés", 1924, eau-forte sur papier exposée au Louvre-Lens.


Pour s’en sortir, il faut une sacrée audace, une force dont certaines victimes ont témoigné même après-coup, permettant à tous les autres, n’ayant pas cette expérience directe, de laisser éventuellement résonner en eux ce qu’elle peut provoquer. C’est parfois si insupportable que certains se retournent alors contre ceux qui osent aborder ces tréfonds de la vie humaine... Retournement sur l'autre, contre l'autre, de la violence faite à nous-mêmes par ce qu'il nous révèle de nous-mêmes en s'exposant lui-même... Autre variante de l'interdit de se retourner, travaillé dans "Rue Freud"...


Le résultat du travail d’Otto Dix est saisissant! N’y a-t-il pas là une vraie œuvre de transmission? Tout autre chose qu’un enfermement dans un trauma inélaborable, impartageable, ou dans une fascination enfermante? Une oeuvre qui permet à celui qui la découvre, comme j'avais pu le faire à l'Historial de Péronne voilà des années, de se sentir différent après l'avoir reçue. Ne lui sommes-nous pas redevables de savoir nous conduire en ces bords insupportables de l'humain?


(Voir aussi le livre de Philippe Dagen "Le silence des peintres", le livre de l'Historial de la grande guerre "Otto Dix. La guerre", 2003, (reproduisant les 50 planches de la série) ainsi que les articles de ce blog, notamment  "La passion de Reims", "Le silence des peintres?", "La galerie du temps").

jeudi 16 avril 2015

Retours à W. R.Bion… mais pas en arrière...



Bion et Lacan furent contemporains. Ils se rencontrèrent même, mais le premier n’eut pas en France l’aura du second. Il était alors peu connu mais resta longtemps mal traduit (de l’anglais au français). Cependant aujourd’hui sa célébrité gagne du terrain parmi les psychanalystes en France, grâce aux travaux de pionniers qui depuis longtemps explorent les travaux de Bion, s’en nourrissent et les transmettent; grâce aussi à de nombreuses traductions françaises disponibles désormais, notamment aux éditions du Hublot et aux éditions d’Ithaque et à des numéros de revues comme celui que "Le Coq héron" a consacré à Bion en 2014.


Parmi les transmetteurs de la pensée de Bion en France, le regretté Jean-Max Gaudillière, toujours prêt, lors de son séminaire à l’EHESS animé avec Françoise Davoine, à rappeler les travaux du psychanalyste anglais notamment sur la temporalité, sur sa capacité à se mouvoir avec les feuilletages du temps manifestés dans la vie psychique de certains patients ou encore sa volonté d’essayer d’écrire sous différentes formes quelque chose de ce qu’il tentait de faire dans sa fonction d’analyste.


Les titres des ouvrages de Bion sont sur ce point bien évocateurs et peu conventionnels, comme celui-ci  A Memoir of the Futur  traduit par Jacqueline Poulain-Colombier en  Un mémoire du temps à venir  (Editions du Hublot ), titre français encore insatisfaisant cependant pour Jean-Max Gaudillière. 


Ce transmetteur de la pensée de Bion nous citait volontiers des phrases de ses Mémoires de guerre, puisque Bion avait été engagé volontaire sur le front de la guerre de 14 à l‘âge de 18 ans; expérience fondatrice qui l’avait  déjà obligé à expérimenter de nouveaux rapports au temps, notamment en raison du traumatisme vécu.


Jean-Max Gaudillière insistait souvent sur les conditions dans lesquelles ces notes de Bion, prises sur le front dans un souci d’exactitude à l’intention de ses parents puis perdues, furent réécrites « de mémoire » pour eux. Mais cette réécriture se fit en plusieurs temps et avec des ajouts écrits bien après la guerre qui forment les différentes parties de la publication finale. 


Celle-ci fut établie après la mort de Bion par Francesca, sa femme. Bion était revenu en effet sur le terrain avec elle, quarante ans après la guerre et c’est ce qu’il raconte dans la partie des Mémoires de guerre  intitulée « Prélude ». Ces écritures hétérogènes contiennent aussi une partie « Commentaires » dans laquelle Bion se dédouble en Bion et « moi-même », tentative d‘écriture de la temporalité de la vie psychique post-traumatique. 


 C’est ce même feuilletage des temps que l’on retrouve dans d’autres textes notés d’abord en périodes totalitaires comme la collecte des rêves de Charlotte Beradt faite sur le vif, « sous le troisième Reich ». Cette collecte fut rassemblée plus tard en un article alors que Charlotte Beradt vivait aux États-Unis puis elle fut à nouveau laissée de côté devant le peu d’écho reçu. 


Finalement la publication se fit en Allemagne, augmentée d’une élaboration après-coup (traduite en français sous le titre « Rêver sous le troisième Reich ». Cet ouvrage fut également travaillé par Jean-Max Gaudillière au cours de son séminaire ainsi que d'autres, tout aussi marqués par ces temporalités du trauma, comme les tentatives successives d’écriture de Kurt Vonnegut sur lesquelles le séminaire a porté au cours de l’année 2013-2014 et auquel j’ai fait plusieurs fois référence sur ce blog. 



Dans l'actualité de Bion en France, un livre vient de sortir aux éditions Campagne première, La psychanalyse avec Wilfred R.Bion, de François Lévy, auteur par ailleurs d‘une préface importante aux  Séminaires cliniques de Bion parus chez "Ithaque". Son ouvrage fait un effort pédagogique pour inciter le lecteur à aborder les textes de Bion avec quelques repères. 


En effet, ceux-ci sont parfois difficiles à lire mais surtout de genres très différents, au point qu’on peut se demander si c’est le même Bion qui peut écrire de façons si diverses. D’ailleurs dans A Memoir of the futur, il nous présente des personnages différenciés, comme sur une scène de théâtre, tels plusieurs Bion qui se parleraient entre eux! Il faut savoir que ce psychanalyste n’était pas sans humour…


Pour aborder la folie, la psychose, le trauma, une écriture trop linéaire ne pouvait satisfaire l‘explorateur infatigable qu’était Bion. Il s’est risqué à une autre écriture, à d’autres écritures, aboutissant  à une œuvre plutôt hétérogène. Sans doute était-ce le prix à payer pour faire saisir, à lui-même comme au lecteur psychanalyste, la nécessité de se risquer pour aller à la rencontre des patients aux prises avec leur part psychotique ou saisis de délires liés au trauma. 


Le risque de l’écriture apparaissant du coup au même titre que celui de l’exercice de la fonction de psychanalyste. Ces risques-là sont aussi le cœur de ce que nous avaient transmis ensemble à l’EHESS, Jean-Max Gaudillière et Françoise Davoine.