jeudi 29 mai 2014

La Sagrada familia regardée par la femme de Loth

"Gaudi. Le mystère de la Sagrada Familia". Un film aux multiples facettes qui interroge vivement notre rapport au temps. Le voir en parallèle avec l'exposition Bill Viola au Grand palais (j'y reviens dans un prochain article) est très instructif et stimulant. Une transformation perpétuelle de cette cathédrale infinie et infinissable... Le plus important est que la construction se poursuive, nous dit-on, plutôt que de la finir...


Les conceptions diverses du travail de Gaudi et du sens de cette construction sont formulées par différents intervenants, tous travaillant ou ayant travaillé sur le site, parfois de génération en génération. Ils font contrepoint les uns par rapport aux autres grâce à un montage astucieux qui donne de quoi rebondir avec la pensée, la leur et celle du spectateur. Les conceptions même du sens religieux de cette cathédrale varient, évoluent, intègrent des dimensions nouvelles et toute cette hétérogénéité est ce qui donne la dynamique extraordinaire du travail de l'ensemble, celui de la cathédrale mais aussi celui du film...
 


Gaudi, Le Mystère de la Sagrada FamiliaAu fil d'une image infiniment soignée et de mouvements de caméra à la mesure de la complexité de l'architecture du lieu et de ses rythmes en courbes et en arêtes, en pleins et en vides, en cavités et en ouvertures, résonnent les paroles des artisans, des sculpteurs, des architectes, des contremaîtres et de tous ceux qui font vivre cette construction en cours:  "l'éternité c'est un instant pendant lequel il n'y a plus de temps" ou encore "c'est la pierre qui me dit si je peux la frapper" et quantité d'autres merveilles de réflexions selon les engagements de chacun...Mais une photo de l'oeuvre ne peut rien en dire. En revanche, sur le site de France TV Info, on peut voir des videos saisissantes sur la suite de la construction en cours et son achèvement ultérieur projeté.



Et puis il y a ces moments de pure humanité, l'attention entre un fils et son vieux père dont il a appris le métier et qui lui montre où en est la cathédrale. Rythme lent dans les échafaudages pour éviter de trébucher, regard aimant du fils prenant soin de son père,  médusé par les travaux... à la mesure des figures religieuses appelées par cette construction. Tous ces mouvements successifs sont musicaux. Non pas tant à cause de la Messe en si de Bach accompagnant le film,  dirigée par J.Savall, que par sa construction en fugue: nous sommes amenés successivement à des points de ruptures, des reprises, des temps d'arrêts, des rebondissements, des impasses historiques,  puis tout recommence par une autre voie, un autre fil, un autre angle d'approche, un autre temps... 



Le temps ne se mesure plus ici. Mais il génère des conflits. Accueillir ce temps-là, quasi mythique, ne va pas de soi pour les générations et les sociétés successives... Ni pour les mentalités ni pour les finances... Autant dans des questions artistiques que religieuses de représentation. C'est ainsi, par exemple, que le sexe du Christ, sans voile, sur la façade de la passion, a choqué malgré le caractère très stylisé des formes, malgré l'immense respect qui en émane. Mais les conflits se déployent tout autant avec la vie moderne et ses impératifs: la grande vitesse du TGV supposé passer sous la basilique n'a pas effrayé la municipalité dont on aurait pu penser pourtant qu'elle serait elle aussi garante de la survie de cette folie architecturale à travers le temps.




Le réalisateur, Stefan Haupt, a fait de ce chantier un merveilleux témoignage de la création humaine collective à partir du génie d'un seul, tout autant que de sa capacité destructrice et de sa bêtise. Il nous donne  une possibilité d'interroger à nouveau ce qu'apporte le regard en arrière et ce qu'il stérilise parfois, les montagnes à soulever pour oser sortir du déjà là sans pour autant le nier! Ce que c'est qu'hériter, pour nous tous qui sommes héritiers de la femme de Loth... Il faut voir ce film sans tarder car il risque d'être à son tour victime des gens pressés...

dimanche 18 mai 2014

25 Avril 1973


Il se trouve que le 25 Avril était la date anniversaire de l’inauguration du boulevard périphérique parisien, le 25 Avril 1973. A cette occasion, j’ai le plaisir de découvrir sur internet un blog consacré à ce périphérique, à son histoire et à ses transformations, aux perspectives que lui ouvre l’avenir du « grand Paris ». (http://estran-carnetsdetonnement.blogspot.com)

Je m’interrogeais dans Rue Freud sur les possibilités de la rue Sigmund Freud de résister aux futurs aménagements du boulevard, sachant que le nom d’Ali Chekkal y avait, quant à lui, déjà disparu. L’avenir dira peut-être les effets collatéraux de la réalisation de ce Grand Paris sur les noms des rues adjacentes au périphérique. Les disparitions des noms, ceux de familles, de lieux-dits, de rues, et d’autres, sont lourdes d’histoires où les destins individuels et familiaux s’empoignent avec la grande Histoire. Alors, tout ce qui fait exister encore ce qu’on craint de voir effacé un jour par le temps et les folies humaines fait du bien.


Précisément, un collègue me fait part d’une trouvaille à propos de ce périphérique et mieux encore sur la rue Sigmund Freud. Il s’agit d’un paragraphe dans un livre des sociologues Monique et Michel Pinçon, intitulé : “Paris - Quinze promenades sociologiques”, ( Petite bibliothèque Payot, 2009). C’est au chapitre 13, “Les portes de Paris”, p. 309 : “Sigmund Freud refoulé” :

”Au niveau du Pré-Saint-Gervais, le périphérique a refoulé, contre les limites de cette commune, une rue étrange, comme sortie d’un rêve, sinon d’un cauchemar. Elle a été nommée (sans malice?) Sigmund Freud . Coincée entre le talus du périphérique et l’arrière de jardins et de propriétés lui tournant le dos, cette rue déserte a pour seuls habitants quelques SDF qui ont élu un domicile précaire sur un terrain en déshérence. La rue du fondateur de la psychanalyse s’arrête dès que l’espace entre l’autoroute urbaine et la banlieue s’élargit. Elle devient alors rue de la Marseillaise, etc...” 


Et mon collègue d’ajouter: « Comme quoi le périphérique n’est pas loin d’accéder au statut de “voie royale vers l’inconscient”, ainsi que Henri Bauchau l’avait déjà bien pressenti... » Une voie bien menacée de nos jours mais douée des capacités d’un Phénix!



jeudi 8 mai 2014

Retournements caverneux

Après avoir retrouvé le célèbre mythe de la caverne de Platon sur le chemin d'écriture de Rue Freud, j'ai eu l'heureuse surprise de rencontrer l'"Actualité de la caverne" à l'occasion d'un colloque organisé à la faculté de Cergy-Pontoise en Novembre dernier. Cela m'a inspiré un article pour ce blog dont j'ai choisi de différer la publication pour le placer en ponctuation des articles en lien avec la femme de Loth, d'évènements artistiques ou de la vie quotidienne.  Les deux organisateurs en étaient Rémi Astruc, "théoricien de la littérature", et Alexandre Georgandas, "philosophe praticien et formateur". Les intervenants participants venaient d'horizons divers, photographe, metteur en scène, réalisateur, psychanalyste, architecte, historien, musicologue...


Quelle belle idée de les avoir réunis! J'ai été saisie de curiosité devant  cette perspective,  nouvelle pour moi, de l'actualité de la caverne de Platon. Ainsi la modification de mon regard subjectif sur cette allégorie, ou ce mythe, dit-on aussi, introduite par mon travail d'écriture, m'avait bien ouvert à nouveau la voie vers sa portée universelle et vers la pensée de mes contemporains à son sujet.


Cet effet me semble très caractéristique de ce que permet une démarche psychanalytique, dont la portée est  trop souvent  ramenée exclusivement  à  une dimension individuelle, voire très autocentrée, alors qu'elle peut aussi rendre un sujet à une collectivité, voire à la communauté humaine. (Photographie de l'affiche ci-contre due à Stéphane Lagoute que je remercie de m'avoir autorisée à la reproduire ici).



En constatant la diversité des intervenants de ce colloque "pluridisciplinaire" , j'ai retrouvé, en les écoutant, le plaisir de s'autoriser à penser sans être nécessairement un spécialiste patenté. J'ai apprécié que la réflexion de chacun soit cependant appuyée sur un affrontement au texte, même quand c'était avec une pensée  non directement philosophique.


Cette liberté-là redonne bien accès au plaisir d'entendre et de lire des penseurs philosophes, et de penser avec eux, sur un texte supposé connu de nous tous mais sans doute largement méconnu. Et j'ai appris que la diversité des appellations attribuées à ce texte en  français (allégorie, mythe) ne respecte pas l'unique mot  grec auquel elles correspondent, "eidos", image, forme, qui de tous temps donne bien des difficultés aux traducteurs du grec...


Quelqu'un a formulé le "potentiel de fascination exercé par cette allégorie". Ce qui donne lieu à des lectures stimulantes comme celle qui fait des prisonniers de la caverne une  métaphore de nos conditions prisonnières d'aujourd'hui,  politiques et  universelles.  Apparait ainsi la nécessité, pour pouvoir penser sa condition de prisonnier de la caverne, d'introduire un écart par rapport à son point de vue habituel, et même que quelqu'un de plus éclairé, "libéré", nous y invite.


En effet dans la pensée de Platon, il s'agit de former les gardiens de la cité et qu'ils puissent ensuite éduquer les autres pour assurer une harmonie sociale et cela dans la justice. Ménager cet écart peut être difficile, voire violent. Cette dimension entre bien en résonance, me semble-t-il, dans l'expérience psychique individuelle,  avec ce que le psychanalyste Wilfred R. Bion  appelle le "changement de vertex" ou ce que Jacques Lacan  nomme "changement de position subjective".


Avec cette naissance de la pensée, tente de s'opérer "un passage du sensible à l'intelligible", nous dit-on dans ce colloque. Ce qui nous amène à une lecture de la condition du spectateur, celui qui regarde vers la lumière depuis sa place de prisonnier, mais également le spectateur-lecteur de l'allégorie: "La suspension du visible déposera l'invisible".


Ces phrases  que je rapporte sont à entendre presque comme propositions de rêverie. De même, un certain nombre de questions qui peuvent être posées à partir de  ce mouvement dehors/dedans raconté par Platon, mouvement de sortie et de retour dans la caverne, proposé à la fois aux prisonniers et aux lecteurs du texte. Et dans un entretien avec le philosophe Alain Badiou, filmé pour ce colloque, la question d'abord posée était bien "que signifie sortir de la caverne aujourd'hui?"


Finalement il ne s'agirait peut-être pas tant de savoir comment sortir de la caverne que d'explorer comment y rentrer correctement, c'est à dire en n'étant plus dupes de nos aveuglements... Oui, c'est vrai, comment y étaient-ils donc entrés, ces prisonniers? Cette histoire est tellement invraisemblable! "Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux" nous propose-t-on, phrase qui n'est pas sans liens avec mes pérégrinations autour du renversement écrites dans Rue Freud.


Mais d'autres approches de ce colloque (auquel je n'ai pu assister qu'en partie) ouvrent encore l'horizon, notamment celles qui font du dispositif de la caverne un scénario et un cadrage cinématographiques. Il est vrai que se représenter la situation proposée par Platon dans son mythe n'est pas une chose simple, et elle a valu aux nombreux commentateurs de tous temps des essais et propositions de schémas plus ou moins aidants pour en clarifier la lecture. Que des cinéastes puissent s'en emparer aujourd'hui pour nous faire partager leur capacité de penser en images constitue, me semble-t-il, un apport considérable.


Autre point très en résonance pour moi avec ce dont la femme de Loth peut être porteuse : le contexte de l'écriture de La République par Platon qui a beaucoup à nous apprendre. Il est marqué en effet par la guerre, celle qu'a causée "la tyrannie des Trente" ayant provoqué l'humiliation d'Athènes sous la démocratie.  Ce contexte imprime au mythe de la caverne la marque d'une réflexion sur la violence entre les humains, quelles qu'en soient les finalités. Violence, guerre, massacres, destructions... La guerre, encore, qui appelle toujours, à un moment ou un autre, à se retourner et à tenter de changer de point de vue...


En attendant la publication des actes de ce colloque, il nous reste à lire et relire le texte de Platon. L'édition disponible chez Garnier-Flammarion avec la traduction et la présentation de Georges Leroux, à laquelle je me réfère dans Rue Freud, est d'un accès très agréable (reproduction de la couverture ci-dessus). Mais nous disposons désormais aussi de cette nouvelle traduction et interprétation d'Alain Badiou dont la couverture est également reproduite ici.