lundi 17 novembre 2014

Encore en guerre!





Revenir du front, tenter de revivre avec les siens qu'on ne reconnait plus, qui ne vous reconnaissent plus, et puis revenir sur ce qui a été vécu, l'exhumer en relation avec les autres, avec ceux qui ont partagé les mêmes expériences. L'exhumer dans un cadre thérapeutique, soutenu par un thérapeute, ancien du Viet-Nam, et par le groupe de tous ceux qui sont ensemble en thérapie.


Dans le film "Of men and war", de Laurent Bécue-Renard, sorti récemment sur les écrans parisiens, il y a tout cela mais il y a encore autre chose. Un niveau de plus: celui qu'amène le réalisateur ayant décidé de réaliser ce projet d'aller rencontrer et suivre puis filmer certains de ces soldats et leurs familles, vétérans d'Irak et d'Afghanistan, sur plusieurs années, aux  Etats-Unis, dans un de ces centres spécialisés de prise en charge.


Of Men and War (Des hommes et de la guerre)Le document disponible à l'entrée du cinéma est remarquablement bien fait. On y apprend entre autres que le réalisateur, français, a été confronté lui-même au silence sur la guerre de ses deux grand-pères, guerre de 14 en l'occurrence. Son film est simple, clair. Il réussit à donner presque un caractère d'évidence à ce travail de thérapie proposé dans ce centre alors qu'il s'agit de traumatismes de guerre. Evidence du fonctionnement de ce travail; de la légitimité de son dispositif en groupe auquel s'adjoignent des séances individuelles; évidence de ce à quoi le spectateur assiste et qui dispense de tout commentaire explicatif. Une évidence même déroutante parfois...


Continuellement, dans le film, le mot "fuck" est lâché, balancé, craché. Mais quand l'un des vétérans scande "la guerre, c'est la merde tout le temps, ce n'est que cela", la force des mots va bien au-delà d'une simple formule argotique: les mots sont lourds de l'extrémité de l'expérience; ils sont  posés avec le regard droit dans les yeux du thérapeute.


Quand plusieurs vétérans racontent le choc d'avoir eu affaire à des corps méconnaissables, amputés, à des morceaux de corps qu'il fallait tenter d' apparier, à des organes épars, à des membres emmêlés ou rigidifiés, je pensais à ces situations que me racontent les soignants de services où sont soignés des malades dans des états du corps parfois inimaginables. Ceux-ci arrivent à dépasser l'effroi ou l'horreur première pour soigner. L'expérience les habitue mais sans les rendre insensibles pour autant, parce qu'il y a, disent-ils, la perspective de soigner et d'accompagner un être humain. Le choc premier, qu'il s'agisse d'une nouvelle expérience du soignant ou de la rencontre d'un nouveau malade, est dépassé grâce à cette perspective, grâce au sens qu'ils lui donnent. 


Mais quand il s'agit de guerre, parfois de torture, cette horreur-là fait perdre le sens. Et si en plus, au retour, il n'est pas rendu hommage aux soldats, si leur expérience n'est pas accueillie, alors cette trahison achève les ravages du traumatisme. Je pense au film d'Abel Gance récemment montré à la télévision, "J'accuse", 1919, avec cette impressionnante cohorte des morts qui reviennent accuser de trahison les vivants. (visible encore sur internet Arte jusqu'en Décembre).

 
J'accuse [VHS]Mais j'ai pensé aussi à la façon dont les artistes ont tenté de rendre compte de cette expérience extrême des guerres et du front, notamment de la guerre de 14-18; leur débats ont parfois été cruciaux face au risque d'esthétisme notamment (cf l'article du blog "Le silence des peintres?").

Ces questions ont rebondi encore pour moi quand j'ai pu assister  à la dernière chorégraphie de Maguy Marin montrée la semaine dernière aux Abbesses à Paris ("Bit"). Il y avait en particulier une scène de corps enchevêtrés, comme dégoulinant sur une pente rouge. Contrairement à l'avis de certains critiques, ce n'était pas de l'esthétisme, pour moi, ni une image éculée. C'était même presque écoeurant, après la première vision dans la pénombre où l'on ne réalisait pas ce dont il s'agissait: masse informe, corps méconnaissables. La chorégraphie travaillait au corps cette question-là aussi, à savoir que faisons-nous de nos corps, que sommes-nous capables d'en faire?


Parmi les chocs racontés par ces vétérans, il y a aussi l'horreur d'avoir tué un enfant! "De loin il ne faisait pas si jeune! Mais de près, seize-dix-sept ans! -Et toi? demande le thérapeute, tu avais quel âge? -Dix-huit! -Tu étais aussi un enfant! Un enfant a tué un autre enfant!" Et puis au long du film, il y a les coups de colère pendant la thérapie. L'envie de tout lâcher! La constance inébranlable du thérapeute. Le soutien et l'encouragement de tous les autres, et parfois aussi leurs engueulades vivifiantes et accompagnantes.


Pas d'explications, pas de discours. Une approche résolument directe, pragmatique... Pas de pathos non plus, même si tous ces hommes pleurent à un moment ou un autre.  Des regards saisissants, pathétiques, graves,  désemparés. Mais aussi la peur gravée au corps,  des membres qui tremblent, des balancements autistiques, des frottements compulsifs, des souffles coupés...  


Et puis il y a ces scènes extérieures, familiales, avec les enfants, les parents, grand-parents et les compagnes qui ont aussi à tenter d'avancer avec ce que vit leur père, fils ou compagnon. Le réalisateur, qui a choisi de mûrir son film avec ceux qu'il filme ensuite, a pris le temps de suivre tous ces mouvements sans les cliver, des plus lourds aux plus réconfortants, des plus vivants à ceux qui semblent arrêtés ou chargés de désespoir, vécus seuls, en groupe ou en famille. Avec eux, le réalisateur a fait aussi son chemin, et il nous le transmet avec une extrême simplicité.