mardi 30 septembre 2014

Shirley-Hopper-Viola et les autres




Shirley, un voyage dans la peinture d'Edward HopperEtrange expérience que celle de ce film, "Shirley", qui met en mouvement et en histoires les toiles d'Edward Hopper! Celles-ci sont pourtant saisissantes de fixité, même si elles peuvent susciter une émotion et un mouvement intérieur puissant! Le film semble réanimer ces lumières pourtant si crues de l'artiste, venues de nulle part. Cependant ce ne sont pas les toiles elles-mêmes qui se présentent au spectateur, c'est un film! Non pas le film de ces oeuvres qui seraient restituées en plans séquences. Non, une création, un film de fiction, même, peut-on dire. Une variation sur quelques toiles recomposant un espace-temps, à la fois le même et autre que celui du peintre, et qui nous incite à nous remémorer les toiles elles-mêmes, ou plutôt ce que leur contemplation nous a fait éprouver si nous avons déjà eu l'occasion de les regarder.


Ces lumières crues, en mouvement, m'ont transportée entre veille et sommeil, entre mouvement et  fixité, dans un inconfort et un troubles perturbants car je voulais absolument me tenir éveillée! Comme en rêve, lorsqu'il faut absolument se réveiller et que cela semble impossible. Ou comme en écoutant quelqu'un depuis mon fauteuil d'analyste, en étant gagnée par une lourde envie de sommeil, alors que tout me porte à rester vigilante, du moins de cette vigilance singulière qui s'appelle "l'attention flottante"... Je savais que ce sommeil, malgré ma fatigue particulière, ce soir-là, avait à voir avec le film, mais pas du tout par ennui, contrairement à ce que semblent avoir éprouvé certains critiques.



Peu à peu le corps de l'actrice, animé de mouvements minimalistes, s'est imposé à mon regard, puis son visage et ses yeux. Par le jeu de l'image, des couleurs, de la lumière avec son corps, j'ai reconnu en moi peu à peu certaines sensations éprouvées à l'exposition Bill Viola cette année au Grand Palais à Paris: troubles de la perception entre mouvement et immobilité... Bain sonore laissant les sources du son souvent impossibles à situer, en tout cas pas immédiatement (cf articles sur ce blog: "Sculpteurs du temps" et "Sculpteurs sonores").


Les associations se mettent à galoper, sollicitées par ces stimulations sonores, alors que la mémoire tente de dessiner en toile de fond, sur les scènes du film, le souvenir des tableaux de Hopper et de leurs effets. Un travail avec le temps et la mémoire sans doute exigent, mais pas seulement sur le plan intellectuel. On peut ne pas reconnaitre certaines allusions et références, même si le contexte de la création des oeuvres d'Edward Hopper est présent dans des séquences d'actualités insérées entre les scènes. Mais c'est la réceptivité nécessaire au spectateur qui est exigeante, pour accueillir le film, pour accueillir son rythme et sa déambulation.


Nous sommes tantôt bercés par des voix, celles de Jeanne Moreau ou de Martin Luther King, tantôt saisis par celles des actualités! Et puis au milieu d'elles, celle de Platon/Socrate entendu à travers la voix de l'actrice. Incroyable! Je me retrouve dans ma caverne avec une nouvelle version du dialogue repassant par la voix de Shirley qui lit et associe sur l'allégorie. Grâce à sa lecture, je redécouvre ce passage où il est dit que les prisonniers, une fois sortis de la caverne, seraient nécessairement pris de troubles de la vue, ne pouvant s'habituer que petit à petit à la lumière. Ils ne pourraient accéder à la vision du soleil qu'en dernier, après n'avoir pu contempler que des ombres.


Je ne connais pas les détails de l'adaptation lue et traduite dans le film (traductions de traductions, du grec à l'anglais ou à l'allemand, puisque le cinéaste, Gustave Deutsch est d'origine autrichienne, jusqu'au français de la traduction des sous-titres...) Mais celle dont j'ai parlé dans Rue Freud, dit bien "discerner le soleil" puis le contempler "tel qu'il est"... Peut-être est-ce quelque chose de cela que j'ai éprouvé en voyant ce film: que ma vigilance ait pu gagner sur le sommeil mais seulement après ce passage par des troubles de la conscience, en ces états frontières entre veille et sommeil, entre ombre et lumière, grâce aux ouvertures spécifiques qu'ils ménagent par rapport à l'espace-temps psychique.

lundi 15 septembre 2014

Le silence des peintres?

L'actualité des commémorations nous invite particulièrement à revenir sur  "la guerre de 14", comme on dit. Après avoir visité l'exposition du Louvre-Lens sur "les désastres de la guerre" (cf les deux articles précédents), j'ai poursuivi mon parcours avec la lecture du livre de Philippe Dagen "Le silence des peintres. Les artistes face à la grande guerre", récemment réédité chez Hazan et cité dans de nombreux ouvrages ainsi que dans les catalogues présentés pour l'expo. 


On pourrait croire, à l'issue de la visite, que les artistes ont toujours réussi à s'emparer de ce qui se vivait en leur temps pour en nourrir leur art ou le transformer mais aussi pour transformer le regard de la société sur la guerre. Ce fut le cas pour certains en effet, mais à quel prix! Et si Philippe Dagen parle de "silence", c'est bien que l'apport des peintres sur la "grande guerre" n'est pas allé de soi et du coup a été de faible quantité. Cela a fait énigme pour lui, d'où la recherche qu'il nous a livrée dans cet ouvrage.


L'énigme concerne le silence des peintres sur l'horreur de la guerre, comparativement à l'abondance des illustrations et photos qui en rendent compte et surtout par rapport aux textes, récits de guerre et correspondances qui reviennent dessus en continu pendant cette période: ceux-ci le font souvent avec une extrême crudité. Les peintres se seraient donc confrontés, contrairement aux autres, à l'irreprésentable. Et sans doute pas seulement parce que d'autres techniques que les leurs, c'est à dire le dessin puis la photo et le cinéma, se prêtaient mieux aux conditions de cette guerre pour l'évoquer.


Cette gargouille de Reims crachant le plomb, souvenir de la cathédrale incendiée en 1914 et exposée à Lens devant les gravures de Max Beckmann dit à sa façon le parcours entre réel et représentation.

Philippe Dagen nous montre d'abord comment la guerre a rompu les liens entre les artistes qui formaient auparavant un milieu extrêmement riche d'échanges et de recherches picturales, partagés à travers l'Europe. C'était la génération des "fauves", des "cubistes", des "expressionnistes", des "futuristes". 


La guerre a brisé cette créativité en séparant les artistes les uns des autres, certains étant envoyés au front, d'autres pas, pour cause d'âge ou de nationalité étrangère. Et la fermeture des frontières a clos toutes les possibilités de circulation des personnes et des oeuvres que l'Europe connaissait auparavant. La guerre disloque alors peu à peu les mouvements artistiques après les avoir séparés. Et la guerre des peuples va finalement se doubler d’une guerre des artistes.


Les peintres sont vite confrontés à ce que le catalogue de l'exposition du Louvre-Lens appelle "le défi de la représentation". Alors que se crée en France la section cinéma de l’Armée, les films d’actualité et de fiction prolifèrent à partir d’Aout 14. Bientôt est créée à son tour la section de la photographie en février 1915. 



Se multiplient ainsi les images, sous forme de photos, notamment grâce à l'activité des journaux comme "Le miroir", qui publient de plus en plus de photos-chocs, de photos plus ou moins "macabres" nous dit Philippe Dagen. Beaucoup des clichés issus du front seront pourtant autant d’actes de désobéissance puisque la censure régnait et qu'il fallait une autorisation de l'Armée pour photographier. (Photo ci-contre de "gueules cassées" assistant au traité de paix de Versailles, extraite du dépliant de présentation de l'expo du Louvre-Lens).


 Cette situation a donné lieu après-coup à une réflexion sur la puissance du "cinéma comme spectacle de masse" (Cf Walter Benjamin). Et elle révèle qu'à force d’actualités spectaculaires, le vingtième siècle s’est accoutumé aux réalités les plus abominables.   

Mais devant cette avalanche d'images supposées "vraies", les peintres se sont trouvés parfois désemparés. Beaucoup d'artistes et de critiques d'art revendiquent alors la nécessité de l’exactitude qu’est supposée permettre la photographie, contrairement à la peinture, soupçonnée à cause de son rapport à l'esthétique. Du coup s'impose l'exigence d’une  peinture sans aucun artifice, sinon pèsera sur le peintre le soupçon de cultiver l’insoutenable. 


Ce spectre de la jouissance potentielle devant l'horreur semble jouer aussi bien comme interrogation cruciale pour certains peintres vis à vis d'eux-mêmes que comme accusation des uns envers les autres ou des critiques envers les peintres. 


Autre guerre, donc, non moins saisissante que la première, nommée par Philippe Dagen "guerre des artistes".  Ci-dessus: "Explosion" de George Grosz, datant de 1917 et qui fait vivre l'explosion au sens propre et au figuré: au retour du front, le peintre s'éprouve lui-même comme explosé, fragmenté psychiquement.


Des recherches sur la stylisation et l'abstraction se développent qui seront jugées parfois, à leur tour, comme cherchant à éviter l'horreur. A cet égard le témoignage du peintre Franz Marc est instructif. Selon lui, la réalité se dérobe au regard trop proche. D'où cette esthétique de l‘abstraction, une "esthétique de la seconde vue":  la guerre se déréalise, elle est chiffrée et muette; les opérations échappent à la compréhension, l’artiste combattant est aveugle ou sourd parce que combattant. 



On retrouve des remarques similaires chez Fernand Léger, entre autres, dans ses lettres du front: "Tant d'obus et tant de temps sur une telle surface, tant d'hommes par mètre et à l'heure fixe en ordre. Tout cela se déclenche mécaniquement. C'est l'abstraction pure, plus pure que la peinture cubiste." Félix Vallotton, envoyé en mission sur le front, s'essaye aussi à l'abstraction (cf le tableau ci-dessus "Verdun", 1917) mais explorera également d'autres styles pour tenter de trouver l"expression plastique de la guerre".



Certains artistes, peintres, dessinateurs ou graveurs,  ont cherché des formes d'expression touchant à l'universel en stylisant leur manière sans renoncer à la figuration. Cette esthétisation, rejetée parfois, témoigne pourtant d'une force saisissante aujourd'hui, d'autant plus quand elle vient de peintres ayant connu le front et les tranchées, comme Max Pechstein, peintre du mouvement allemand "Die Brucke", dont est reproduite la "Bataille de la Somme" ci-contre (eau-forte de 1917).   



La légende de la série de gravures sur bois de Frans Masereel dont une est reproduite ci-contre, "Debout les morts" (1917), inscrit un mélange de dérision et d'exacerbation sur une représentation  de ce que la guerre peut salir et détruire de la vie, à travers ici une image stylisée de femme, comme déshabillée par l'eau, et de mère ne pouvant plus tenir son enfant dans les bras. Frans Masereel, qui était entré au service international de la Croix rouge, a milité activement contre la guerre par ses illustrations.  I


Après la guerre s'est ouvert le débat sur la possibilité de revenir en arrière et de reprendre l'art là où on l'avait laissé, comme si de rien n'était. C'était un dilemme entre la négation de ce qui s'était passé ou le choix d'un simulacre de représentation. Et certains artistes, taraudés par ces questions, ont cherché à travailler après-coup sur leurs souvenirs, comme Otto Dix, au prix d'un travail exigent mais épuisant et solitaire. 


Au traumatisme de la guerre s'est ajouté pour eux celui de la perte de leur identité de peintres. Ci-contre: "La guerre" de Marcel Gromaire, datant de 1925, donc comme pour les oeuvres reprises après-coup par Otto Dix, un long temps après son expérience de la guerre.



Les fractures psychiques ont été considérables, conduisant à la dépression, à la solitude, parfois au déni et au clivage psychique, au prix d'un combat intérieur à la mesure de la violence des combats sur le front. Les oeuvres qui en résultent sont souvent à cette mesure. Et l'on peut constater, à Lens et ailleurs, que de nos jours, avec l'évolution de l'art et de la représentation, les photographes eux-mêmes sont à leur tour travaillés, parfois ravagés, par ces questions.