mercredi 27 août 2014

Galerie du temps

L'émerveillement du musée du Louvre-Lens, c'est cette proposition de jeu avec le temps composé dans l'espace. Un espace composé pour figurer le temps.


Chaque pas, chaque regard dans cet univers, créent pour le visiteur un nouveau rapport au temps. Dès l'entrée dans le musée, le monde se révèle en superpositions et en transparences. La succession dans le temps se mue en superposition spatiale, donnant corps à un certain don d'ubiquité et à la réalisation d'éventuels fantasmes d'intemporalité.


 L'intérieur du musée transparait déjà depuis l'extérieur. Et à l'intérieur même, les réserves et entrepôts de restauration, habituellement cachés des regards extérieurs, sont visibles et offrent d'emblée de quoi penser et rêver sur la superposition et la succession des temps, les tentatives de le capter, de l'ordonnancer, de le représenter, de le spatialiser.



C'est ainsi qu'en arrivant à la galerie du temps le visiteur est déjà réceptif à la création d'un autre rapport au temps proposé par le musée mais destiné à être investi créativement par lui. Il s'agit d'avancer dans une galerie en remontant le temps à partir de la préhistoire. Mais avec en perspective toute l'étendue du temps devant soi jusqu'à nos jours. "Toute l'étendue du temps"...Incroyable pari! Je n'en ai pas pris de photo satisfaisante. Cette étendue ne s'accommode pas d'une représentation en surface. Et même d'une représentation en plusieurs dimensions.


Il faut y aller... Il faut pouvoir sentir son corps tracer des chemins dans cet espace clos et pourtant ouvrant à l'infini. La déambulation à travers les oeuvres peut se faire dans différents sens. C'est un parcours corporel, un parcours pour la perception et les sens. Un parcours possible de pensée avec avancées et retours en arrière, aux sens physique et psychique, où l'on peut jouer à l'inversion du commencement et de la fin, où l'on peut même s'en trouver troublé malgré la possibilité de s'en tenir à un simple parcours chronologique et linéaire...  

lundi 4 août 2014

Se retourner sur la guerre


Aujourd'hui, direction du nord de la France, loin de la Méditérrannée, vers ces régions dévastées par la  guerre de 14. Je m'étais déjà rendue, lors de recherches précédentes, au Mémorial de Péronne à l'occasion d'une exposition sur les enfants dans la guerre. Cette fois-ci, ce sont "Les désastres de la guerre" exposés au Louvre-Lens jusqu'à Octobre 2014. Avant même que j'aie pénétré dans l'exposition, ces oeuvres annoncées me placent d'emblée face à cette question que connaissent certains artistes: que signifie aborder l'horreur avec du beau, transfigurer le pire en une représentation qui peut susciter une certaine fascination? Que faire de ce risque de se laisser fasciner en tant que regardeur?


Ma curiosité et même mon excitation intérieure sont en effet immédiatement happées à l'extérieur par le joyau architectural qu'est le Musée du Louve-Lens conçu par les architectes japonais Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa; un Musée tout en lumière et en transparences qui invite à l'émerveillement. A mon arrivée, ses lignes se perdent plutôt dans le ciel et la grisaille de la pluie. Au cours de l'après-midi, la percée du soleil donnera une fulgurance de scintillements sur l'horizontalité de ses façades, en les faisant miroiter en une danse fuyante et réfléchissante à la fois. Un mouvement déjà déroutant où la beauté sidérante n'efface pas le trouble dans la perception des repères, des limites spatiales incertaines et des matières diluées dans leurs reflets. 


A partir de là, c'est une invitation à regarder le travail de la guerre: à travers les stratégies militaires, la propagande; les exigences du devoir, de l'engagement, du patriotisme, de l'honneur; à travers la ténacité des représentations héroïques; les effets de l'effondrement des illusions, la dénonciation des carnages, les révoltes collectives, la résistance. Tous ces aspects ont été peints, gravés, crayonnés, photographiés, placardés au fil du temps et sont présents dans l'exposition.


Et nous sommes invités à redécouvrir les souffrances et les douleurs des combattants, laissées sans soins, sans sens, sans mesure; l'insistance des artistes à interpréter ce qui s'éprouve et ne peut pas se dire; sur le vif ou à distance; en tant que victime, témoin ou traducteur... Nous sommes entrainés dans les tentatives de certains artistes de rendre compte d'une autre temporalité que celle de l'immédiateté de la mort individuelle, de la mort subite du compagnon de guerre juste à côté de soi, mort pourtant démultipliée à l'infini sur les champs de bataille et parfois dénombrée dans une comptabilité implacable après-coup. Une autre temporalité de création qui veut parfois tenter de saisir sur le vif, mais qui s'impose aussi dans  l'après-coup... Intense résonance ici avec le travail psychanalytique du trauma.


Corps démembrés, espaces étouffants, désordre chaotique... L'état des corps donne une idée de l'état psychique du trauma, quelle qu'en soit l'origine. Les mots de Ferenczi résonnent fort en moi quand je regarde certaines oeuvres: "commotion psychique", "sidération", "fragmentation psychique" avec les conséquences parfois de destruction, de "clivage" ou "d'autotomie" (c'est à dire de coupure, de séparation d'une partie du psychisme du sujet comme une partie du corps qui se détacherait)... Ci-contre, la lithographie de Max Beckmann intitulée "La nuit", 1919.


Par rapport à la guerre, les artistes se donnent, créent, honorent, dénoncent, traduisent. Leurs positionnements sont multiples. Certains transfigurent les héros, notamment à l'époque de Napoléon, d'autres, plus près de nous, "chargent" la guerre, se moquent, la tournent en dérision, comme ceux qui dessinent dans les journaux anarchistes. Entre ces deux extrêmes, toute la gamme des affects et des pulsions transformés dans la création.


Certains partent sur le front et tentent de témoigner. Otto Dix cherche à faire ressentir dans un deuxième temps ce qu'il avait déjà abordé sur le vif. Travail impressionnant de l'après-coup qui lui fait reprendre ses croquis autrement, une fois à distance du front, plusieurs années après. Ici : "Cadavre dans les barbelés", 1924, soit une dizaine d'années après les croquis pris sur le vif.


Toutes ces oeuvres exposées donnent l'impression d'un regard qui, au fil du temps, veille en permanence, et elles exposent le visiteur à toute la gamme des éprouvés multiples sollicités par cette thématique de la guerre. C'est en fait le mouvement des changements de regards sur elle que montre l'exposition avec beaucoup d'intelligence dans la scénographie.

Depuis les oeuvres prises dans l'idéalisation et s'attachant à une construction de héros comme Napoléon jusqu'aux productions d' aujourd'hui, la guerre a changé, certes, mais notre regard sur elle aussi. Certains artistes nous y ont aidés et ont toujours cherché le décalage par rapport à un discours convenu ou officiel sur la guerre. En particulier en présentant la solitude du soldat, son désarroi, son humanité et, de plus en plus au fil du temps, les difficultés des familles et de tous ceux qui subissent les conséquences de la guerre, même sans être directement combattants.


Ce mouvement se repère aussi dans les approches de la guerre faites aujourd'hui par les historiens. Décentrées désormais des héros, des gagnants et des seuls combattants, elles donnent place aux victimes, à l'arrière, au "front de l'arrière", comme ils  disent désormais, et aux après-coups des guerres. Elles prennent en compte toutes les transformations qu'elles amènent dans l'ensemble des sociétés des pays en guerre.   


Les artistes d'aujourd'hui semblent tirer enseignement de toutes les guerres dont nous sommes habités et dont nous héritons, celles dont nous avons été témoins ou participants, celles dont nous avons reçu des récits de nos parents et grands-parents, celles dont les représentations font partie de notre patrimoine culturel. Un artiste comme Yan Pei-Ming peut dire ainsi sa lecture de la guerre aujourd'hui en reprenant un tableau de Goya "tout en pensant peut-être à Tiananmen", suggère la commissaire générale de l'exposition Laurence Bertrand Dorléac.


De même, dans une pratique de psychanalyste, nous sommes parfois amenés à travailler avec l'intrication psychique de ces représentations, certaines héritées d'un patrimoine commun et mêlées aux créations fantasmatiques du sujet. Nous avons à entendre la résonance, parfois inconsciente chez le sujet, de certains signifiants surdéterminés (Cf Rue Freud, première partie).  Illustration ci-dessus: "Exécution après Goya", 2008. Le titre donné par Pei-Ming fait écho à ces autres formulations et questions universelles: comment écrire ou peindre après Auschwitz , après Hiroshima, après toutes ces catastrophes, qui rongent parfois les créateurs d'aujourd'hui.


Le Louvre-Lens offre ainsi, avec cette exposition qui s'ajoute à sa fameuse "Galerie du temps", de quoi interroger et accueillir des effets de temporalité très stimulants pour une pensée psychanalytique.  J'y reviens dans le prochain article.