lundi 24 mars 2014

Pour un simple coup d'oeil

Regarder en arrière, si on ne se l'interdit pas, se fait parfois en un clin d'œil ou dans un dernier coup d'œil. Quelque chose qu'on voudrait furtif: où l'on ne s'attarde pas, ne s'arrête pas. Et pourtant... On voudrait tellement voir quand-même! Ce clin d'œil surpris au vif de son mouvement s'immobilise parfois en catastrophe.
Une belle illustration m'en a été offerte, suggérée au séminaire de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière à l'EHESS. Je vous la restitue ici. C'est un poème de Anna Akhmatova.

 La femme de Loth:

Très grand, lumineux, dans la noire montagne
Le juste marchait, suivant l'ange de Dieu.
L'angoisse pourtant tenaillait sa compagne:
Regarde -il en est encore temps, tu le peux-

Sodome aux tours rouges, ta ville natale,
La cour où jadis tu filais en chantant,
Les murs de la haute maison familiale
Où à ton époux tu donnas des enfants.

La femme regarde. Aussitôt obscurcissent
D'atroces douleurs sa paupière embuée;
Son corps est changé en un sel translucide,
Ses jambes rapides au sol sont clouées.

Qui donc pleurera cette fin si cruelle?
Sa mort, diront tous, est le moindre des deuils.
Mon cœur seulement n'oubliera jamais celle
Qui s'est immolée pour un simple coup d'œil.

Février 1924. Traduction: Cyrilla Falk. Editions Librairie du globe (bilingue)
 
"Pour un simple coup d'œil"? Quelle résonnance avec le dernier coup d'œil de Daniel Mendelsohn dans Les disparus! Et avec le refus de le donner, signifié par Stefan Zweig dans Le monde d'hier , au moment de quitter, cette fois-ci pour la dernière fois, son Autriche natale! (cf article ci-dessous "De Jérémie à Loth")

Mais la traduction de Jean-Louis Backès dans le recueil de la collection Poésie / Gallimard dont la couverture est reproduite ici résonne encore autrement:

La femme de Loth

Et le juste suivit l'envoyé du Seigneur,
Immense et rayonnant, sur la montagne noire.
Mais l'angoisse disait très fort à sa femme:
Il n'est pas trop tard encore pour regarder

Les tours rouges de Sodome ta patrie,
La place où tu as chanté, la cour où tu as filé,
Les fenêtres vides de la haute maison
Où pour ton époux tu as enfanté.

Elle a regardé. Figés par une douleur mortelle,
Ses yeux ne pouvaient plus rien voir;
Son corps est devenu sel transparent.
Ses pieds ont pris racine dans le sol.

Qui oserait pleurer sur cette femme?
Ce qu'elle a perdu l'a-t-elle diminuée?
Seul mon cœur n'oubliera jamais
Celle qui a donné sa vie pour un regard.

La dernière strophe de cette traduction oriente le lecteur très différemment. "Celle qui a donné sa vie pour un regard" ici,  "s'est immolée pour un simple coup d'œil", dans la première traduction. L'urgence, l'instant volé à l'interdit, sont devenus un don... A chacun sa femme de Loth! Mais ici le traducteur choisit ou restitue une audace, l'audace du pleur sur cette femme biblique: "Qui oserait pleurer"... Comme une seconde transgression, celle de la poétesse s'adressant au lecteur ("Qui"?), venant soutenir la première, ou mieux la réitérer comme en un rituel, celle de la femme de Loth.

J'y reviens dans le prochain article... mais n'hésitez pas à y revenir aussi...



vendredi 14 mars 2014

Soapéra, une installation


Regarder derrière soi... Se retourner vers le passé, vers l'origine? Ne pas y retourner ou ne pas en revenir...comme on ne revient pas des Enfers? Ceux qui s'affranchissent de ces interdits le payent parfois. Ou se retrouvent marqués d'exception: mi-hommes, mi-dieux comme Gilgamesh ou Orphée; ou dotés d'une forme de vie hors de la vie humaine mais pas hors-humanité. La femme de Loth, par exemple, a beau être statufiée en colonne de sel, témoigner d'un arrêt du temps, elle ne cesse pourtant d'entrer dans de multiples mouvements associatifs, dansants,  créatifs, chez les artistes, romanciers, essayistes... Une sorte de vie posthume...

Recréer quelque chose de l'origine du monde, de l'humain, mettre en scène la naissance, les commencements, donc y retourner, recommencer, c'est ce que semblent avoir tenté la chorégraphe Mathilde Monnier et l'artiste Dominique Figarella dans leur installation-performance proposée seulement pendant deux jours à Beaubourg les 14 et 15 février derniers.

Arrivée en retard, ayant filé après ma consultation, j'entre dans la grande salle de Beaubourg au sous-sol et n'y reconnais rien. Je n'y vois rien non plus, sauf un point lumineux au centre. La salle est complètement silencieuse. Le public s'est réparti en cercle autour de l'espace central recouvert d'une sorte de matière mousseuse blanche, mi neige, mi ouate, mi oeufs en neige, immobile. Comment tout cela a-t-il pu commencer? Je n'ai pas vu les commencements! Je n'y étais pas! Cette entrée dans le vif de la surprise de l'inconnu crée une émotion forte, un émerveillement mêlé d'effroi.


Le silence du public m'étonne en réponse au silence de la chorégraphie. Une véritable attention se manifeste, devenue rare de nos jours. Mais venant de Mathilde Monnier cela n'est pas vraiment étonnant. Ses expériences chorégraphiques, ses ateliers, se déroulent souvent en silence. Je commence à me sentir hors du temps, je me demande si cette matière blanche indéfinissable n'est pas en train de bouger. Je pense à mes paquebots sétois (Cf Rue Freud chapitre "Sur le quai de l'infantile") ... Une sorte d'immensité mythique me prend. Mais j'entrevois un mouvement de spectateurs (ou de danseurs?) qui se déplacent autour du centre. Au fait, où sont-ils, les danseurs?

Une forme semble se dessiner  sur cette mousse, une enflure, une boursoufflure éphémère... Trop sombre pour photographier! Et puis je n'ai pas envie de banaliser cet instant hors du temps en sortant mon iPhone. Et pourtant, c'est si beau! Je pense au blog...

Peu à peu d'autres formes se dessinent et des éléments de corps semblent apparaitre, une main, une silhouette, un visage. Je regarde d'un côté mais cela semble bouger ailleurs. Je n'arrive pas à saisir où cela se passe. Je laisse alors la chose opérer en moi sans chercher à maîtriser ni comprendre mais je veux aussi prendre quelques photos... Acrobaties...en douceur, en silence, dans la lenteur-même des danseurs, sans flash...

Et ils finissent par apparaitre vraiment, ces hommes du dessous. Ils apparaissent et disparaissent encore, sortent et entrent à nouveau dans leur intérieur. Mais la matrice s'ouvre presque et nous invite au-dedans. Moment jubilatoire! Être dedans et dehors à la fois! Pas encore sorti  mais plus tout à fait dedans!


 
Ces hommes se lèvent peu à peu, encore pris en elle. Elle les recouvre, les réchauffe encore, les protège mais ils sortent d'elle et se dressent enfin! Les voilà qui marchent même et prennent le dessus. Sous leurs pas, dans leur mouvement, la matière semble se réduire, les hommes l'absorbent peu à peu en se l'appropriant. Elle s'abîme, se déchire sous  leurs pas, mais ils marchent lentement et disparaissent peu à peu dans les les fonds, dans le noir! 
 








 
Naissance de l'humanité. Emergence hors de la matière. Confusion des formes indifférenciées avant leur distinction et leur séparation. En une heure de performance, trois quart d'heure pour moi, le temps suspendu  a entrainé les spectateurs, et pas seulement moi-même, me semble-t-il, dans une sorte de mouvement  archaïque et dans un temps mythique.



 
Et en sortant de la salle, je regarde ces immenses jambes en "train fantôme" déployées dans l'espace du sous-sol sur une proposition de Charles de Meaux. Bien affines avec la performance de Monnier et Figarella, mais sur un mode humoristique. Immensité des proportions... Emerveillement inquiet de nos découvertes de l'enfance... Et ce qui pourrait n'être que des tuyaux fait bien vibrer un mouvement féminin qui appelle lui aussi à entrer à l'intérieur.


Entrer, sortir, descendre, remonter, se déplacer, être transporté... Je pense à ces "fantaisies du cheval de Troie" dont parlait le psychanalyste Conrad Stein!

  

mercredi 5 mars 2014

De Jérémie à Loth



Cette année, au mois de Février, est revenue aussi la date anniversaire de la mort de Stefan Zweig, survenue le 23 Février 1942. Depuis 2013, son œuvre est tombée dans le domaine public et de nouvelles traductions paraissent, notamment une édition de ses œuvres romanesques en français chez La Pléiade.

Le regard en arrière est en quelque sorte le principe de son célèbre livre de mémoires "Le monde d'hier", publié en 1944 mais terminé juste avant son suicide.  Le corps du livre est ponctué de moments successifs de regards en arrière qui se répondent les uns aux autres. Il en est ainsi lorsque Zweig raconte combien sa période de paix en Italie fut heureuse ou quand il revient sur le jour anniversaire de ses cinquante ans: "On regarde en arrière avec inquiétude pour mesurer le chemin parcouru et l'on se demande en secret s'il continuera de monter."(p.434 de l'édition Belfond)

Mais Zweig est en même temps toujours projeté vers l'avenir: "C'est ainsi qu'en ce jour de mon cinquantième anniversaire je ne formai au plus profond de moi-même que ce seul voeu téméraire: que quelque chose se produisît qui m'arrachait de nouveau à ces sécurités et à ces commodités, qui m'obligeait non pas simplement à poursuivre mais à  recommencer. (p. 437)

L'avenir et les recommencements... Cette succession de regards en arrière pourrait apparaître lancinante, répétitive, au fil des voyages et des régions que quitte Stefan Zweig, jusqu'à sa ville de Vienne et à son pays, l'Autriche: "Il m'était trop douloureux de jeter encore un regard sur ce beau pays destiné à subir d'horribles dévastations par la faute de l'étranger." Mais le ressort vital est encore là, du moins dans l'écriture: "Il fallait commencer, me disais-je,  ne plus penser seulement en européen, mais au-delà de l'Europe, ne pas s'ensevelir dans un passé qui se meurt, mais prendre part à sa renaissance." (p.487)

Ces mémoires donnent ainsi un mouvement d'allers et retours des éprouvés, des pensées et des regards en arrière et en avant de l'auteur. Zweig avait été très tôt convaincu de la catastrophe à venir: "C'est pourquoi lorsque revenu en Autriche pour une très courte visite je repassais la frontière en m'en retournant, je respirais: "Ce n'était pas encore pour cette fois" et je tournais mes regards en arrière comme si c'était la dernière. Je voyais venir la catastrophe inévitable. (p.491)

 L'une des figures tutélaires de Stefan Zweig est celle du prophète Jérémie, visionnaire qui avait prédit la destruction de Jérusalem. Zweig a même intitulé une de ses pièces Jérémie où il est déjà question de la guerre. Elle a été rédigée en effet entre 1915 et 1917. Et dans Le Monde d'hier, il s'agit bien de l'Europe de la seconde guerre mondiale, racontée à partir des séquelles de la première.

Vers la fin du livre va être appelée  la référence à Sodome, quand Zweig quitte définitivement l'Autriche: "De la fenêtre du wagon, il est vrai, j'aurais pu voir ma maison sur la colline, avec tous les souvenirs des défuntes années. Mais je n'y jetai pas un coup d'œil. A quoi bon puisque  je ne l'habiterais plus jamais? Et à l'instant où le train passait la frontière, je savais comme Loth, le patriarche de la Bible, que derrière moi tout était cendre et poussière, un passé pétrifié en sel amère."(p.494)

Loth, cette fois-ci: la référence est faite à celui qui poursuit sa route avec ses filles et non à sa femme restée pétrifiée sur place. Cela n'empêchera pourtant pas Stefan Zweig de se suicider... La femme de Loth n'aurait pas été déplacée ici... Peut-être même est-elle refoulée par l'auteur... "Un passé pétrifié en sel amère"... Peuvent se rencontrer ainsi, dans les associations du lecteur, bien des lieux de destruction à travers les références appelées par les créateurs, par exemple le peintre Anselm Kiefer (cf sur ce blog l'article  "Celle sur laquelle se retourner", Janvier 2014), le romancier Kurt Vonnegut (cf sur ce blog les articles "La femme de Loth en guerre" et "De la femme de Loth à sa femme de sel", fin 2013); ou encore Daniel Mendelsohn (cf Rue Freud , chapitre intitulé "L'oubli en un clin d'œil"). Et voilà que la liste noire se déroule encore... Sodome, Jérusalem, Dresde,  Auschwitz , toute l'Europe, Hiroshima...
Zweig fut un passionné admirateur de Freud. Il raconte leur nouvelle rencontre à Londres où Freud est enfin exilé alors que Zweig est parti quatre ans plus tôt en 1934: "Mais que dans les temps les plus sombres, la conversation d'un homme de grande intelligence et de très haute moralité peut être d'une consolation et du réconfort immense, c'est ce que m'ont prouvé de façon inoubliable les heures amicales qu'il m'a été donné de passer avec Sigmund Freud dans les derniers mois qui ont précédé la catastrophe. (p.511)

Alors je pense ici à cette superbe formule de Jean-Claude Ameisen  dans "Sur les épaules de Darwin" qui évoque "les géants sur lesquels nous sommes assis". Le géant Freud sur lequel Zweig s'est assis...