vendredi 21 février 2014

Carrefour de Charonne

En ce mois de Février 2014, il me faut encore revenir sur un quartier de Paris. Ce n'est pas la femme de Loth qui m'y invite cette fois-ci mais la station de métro Charonne, celle-là même qui avait provoqué chez moi divers troubles psychiques -cécité, oubli- en lien avec certains mouvements de mon analyse rapportés à la guerre d'Algérie (cf Rue Freud chapitres V-XI) .


C'est bien ce mois-ci la date anniversaire de la manifestation du 8 Février 1962 et les gerbes sont à nouveau déposées devant la plaque commémorative (voir ci-dessous l'article du blog "Cheminements psychiques avec la guerre d'Algérie", 4 Décembre 2013). Mais cette année où les fleurs sont particulièrement abondantes marque une nouveauté: une modification du nom lui-même de la station est inaugurée avec l'ajout de la précision de cette date anniversaire, "Place du 8 Février 1962". 



C'est l'occasion de rappeler à certains, mais de découvrir dans mon cas, que le 8 février 2007, Bertrand Delanoë, maire de Paris, avait inauguré déjà, à l'angle du boulevard Voltaire et de la rue de Charonne, la Place du 8 février 1962.
 
 
Ayant longtemps fréquenté le quartier bien avant cette année 2007 pour cause de psychanalyse, je me suis étonnée d'apprendre ces jours-ci qu'il existait une place au carrefour de la rue de Charonne et du Boulevard Voltaire. J'ai donc à nouveau pris le métro jusque-là et sorti mon iPhone pour photographier les panneaux de la station ainsi que la plaque bleue de la place.


Ainsi que je le pensais, pas de place à ce carrefour mais un nom de place quand-même... Quelles règles président donc à ces appellations de rues, entre voies et avenues, boulevards et cours, chemins et impasses, esplanades et places? Celle de la Rue Sigmund Freud m'a donné bien de quoi faire déjà...


En tout cas, cette pseudo place est assurément une croisée de chemins historiques, politiques et psychiques, comme d'autres sites foulés tant de fois par de multiples pas au fil du temps, solitaires ou en groupes, voire en foule, tantôt revendicatifs, conquérants ou  invoquants, tantôt fuyants, désorientés, dispersés ou errants; scansions de défilés, de processions, de manifestations, de commémorations, de pèlerinages, officiels et intimes à la fois...


 
 

mercredi 12 février 2014

Garouste aux mille et un visages

"Le théâtre de Don Quichotte"
En voilà un que la mythologie inspire ainsi que les figures de la Bible, du Talmud, qu'il traverse sans vergogne avec les fables de La Fontaine ou des albums de Tintin. Ces figures entre animalité et humanité, entre monstres et anges, se lient et se délient en une danse colorée  d'où se détache parfois la figure du peintre, Gérard Garouste.


Dans l'actuelle exposition de la galerie Templon à Paris, intitulée "Contes ineffables", on rencontre des titres de tableaux suggestifs comme "Le lièvre et la tortue à l'envers", "Le héron au long bec emmanché d'un long cou", "La huitième boule de cristal", "L'amazone et la licorne" ... Jeux de rencontres avec les textes et entre les textes, aussi bien figurés que nommés. Mais pas de contes proprement dits, ni d'ineffable non plus... Plutôt une audace figurative prise dans les textes et chargée de références figurées en associations libres.

Je n'ai pas trouvé ici de femme de Loth, non. Pourtant une œuvre m'a obligée, elle aussi, à revenir une deuxième fois voir l'exposition. Y revenir, oui. Je pense à cette phrase d'une femme qui me dit sur le divan "Je n'aime pas revenir sur les choses". Il me semble, quant à moi, que si je ne revenais pas, bien des choses se perdraient pour moi dans une confusion intérieure, bien des choses  perdraient leur capacité de résonances multiples.

Cette œuvre, qui m'a arrêtée puis fait revenir, est  un Don Quichotte en bronze présenté en retrait, presque dans un coin mais magnifiquement éclairé. A cause de lui, comme avec la femme de Loth de Rodin, il m'a fallu revenir. Revenir le voir une seconde fois car il avait semé le trouble dans mon esprit. Pourquoi Garouste en avait-il fait un visage à deux faces?  Certes, Quichotte ne se pense pas sans Sancho Pança. Et l'on pourrait bien voir sur l'une des faces une grimace goguenarde à la façon du valet. Mais alors pourquoi Sancho plutôt que Rossinante? Il faudrait bien trois faces!


Don Quichotte et les livres brûlés
Je reviens donc deux semaines plus tard à la galerie Templon. Cette fois-ci à cette heure creuse, pas plus d'un ou deux visiteurs. Je peux voir les œuvres de près, de loin, ensemble, séparément et en tournant autour... Je réalise qu'il y en a plusieurs sur Don Quichotte: deux tableaux, "Don Quichotte et les livres brûlés", ci-contre, et "Le théâtre de Don Quichotte", ci-dessus.

Je retourne alors au bronze resté confus dans ma mémoire, ou plutôt, dont les effets m'étaient restés confus. Je l'observe mieux et je tourne et retourne autour  plusieurs fois pour m'assurer que je n'ai pas la berlue. En fait ils sont trois! Oui, il y a bien trois visages mais si bizarrement intriqués  qu'on pourrait n'en voir que deux comme le prétend un article de presse.


Voilà qu'en écrivant ces mots, je me dis que j'irai peut-être vérifier encore une fois... Car mes photos sont trompeuses. L'article de presse parle d'un Don Quichotte à deux têtes. Non, il n'y a qu'une tête mais bien trois faces! Voyez-vous bien celle-ci à  droite qui se cache entre les deux autres avec ses formes animalières, comme dans ces jeux d'enfants qui font jouer alternativement les figures et le fond? Voilà de quoi perdre pied en virant du un au trois, et en passant ou non par le deux. Impossible de ne pas aller d'un côté et de l'autre, et de se contenter d'un seul point de vue! Au risque d'un vertige et non d'une pétrification comme celle de la femme de Loth. Que cela soit rendu possible par Don Quichotte est sans doute un magnifique hommage que ne refuserait pas Cervantès! 























Relisant le livre de Gérard Garouste, "L'intranquille. Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou" (2009), écrit avec Judith Perrignon, je redécouvre qu'il s'explique aussi de son rapport à Don Quichotte: "Ce chevalier errant, fou de romans de chevalerie totalement démodés, se fiche d'être de son temps, il joue avec son époque, le passé, le présent, le déjà vu qui pourtant étonne, j'y ai reconnu mon défi à la peinture(...) Il cache des vérités profondes derrière la déraison et l'humour, il voit sa Dulcinée là où personne d'autre ne la voit, c'est la puissance du fou car l'amour est folie. Il est devenu mon allié, il m'a procuré une profonde jouissance."

jeudi 6 février 2014

Rodin et l'association libre


A la faveur d'une journée d'études consacrée à "Rodin lecteur de l'Antique", alors que se déroule au musée Rodin à Paris l'exposition "Rodin, la lumière de l'Antique", me voici replongée dans cette mouvance créatrice fascinante du sculpteur, qui m'avait arrêtée devant son aquarelle de "la femme de Loth" (Cf Rue Freud Troisième partie, "Danser avec la femme de Loth"). Cette fois-ci, pas de femme de Loth dans une pétrification jouissante, mais des variations sur le thème d'Orphée abordées par l'intervenante Evangelia Stead dans sa communication "Rodin et la mise en pièces d'Orphée".

Il nous est rappelé que les versions de ce mythe, comme de tout mythe, sont multiples et qu'il est loin de ne développer que l'épisode célèbre de l'effet mortifère potentiel du regard en arrière. Orphée en effet transgresse l'interdit de se retourner sur Eurydice en remontant des Enfers. Mais au fil des époques, certains autres aspects du mythe prennent alternativement le dessus et font l'objet de multiples variations, artistiques et poétiques. Ainsi à l'époque de Rodin et tout au long du XIXème siècle, c'est la mort d'Orphée qui est mise à l'honneur: notre héros ayant été tué par les ménades, et sa tête coupée, de nombreuses représentations montrent la tête d'Orphée posée sur sa lyre, en particulier dans les œuvres célèbres d'Odilon Redon et de Gustave Moreau.


Rodin connaissait ces différentes versions du mythe qui se déclinent dans des œuvres intitulées "Orphée et les furies", "La descente d'Orphée aux Enfers", "Les lamentations d'Orphée", "La mort d'Orphée". Avec ce mythe comme avec d'autres, il déploye sa capacité d'association libre, comme j'ai proposé de l'appeler.


En effet nous apprenons par une autre intervenante de cette journée, Pascale Picard, que Rodin avait bien deux façons de se nourrir des oeuvres antiques: s'il lisait des textes mythologiques ou issus de l'Antiquité, il associait directement graphiquement; s'il contemplait  ou étudiait des œuvres antiques, dont il était un collectionneur avisé, il prenait des notes précises avant de se laisser aller à sa création.


Il y a là tout un champ de réflexion possible sur nos façons de travailler, même en tant que psychanalystes, en jonglant  avec des approches tantôt directement liées à l'inconscient, tantôt relevant d'une logique de savoir et de théorisation scientifique. 


Rodin s'est souvent inspiré du thème de la pétrification en travaillant le mouvement même de l'immobilisation en cours. Le thème de la Méduse pétrificatrice est bien présent dans son oeuvre. Ce qui donne lieu à toutes sortes de variations sur le thème de l'effondrement, du mouvement qui se fige, de la chute ( Cf l'article de ce blog "De Gilgamesh à Sindbad le marin"). Et Orphée est également sculpté dans un effondrement mêlé d'angoisse, de fatigue, de tension et de félicité, évoquant une complexité de sentiments elle-même pouvant susciter l'effroi du spectateur, comme dans l'aquarelle de la femme de Loth.
Chemins incroyables de l'inconscient... En rentrant à mon cabinet après cette matinée passée au musée Rodin, j'entends une analysante commencer sa séance en disant: "Hier j'ai senti à nouveau en moi un mouvement de pétrification"! Et voilà qu'une continuité s'établissait à nouveau explicitement entre mes différents lieux d'élaboration et de pérégrination, supposés sans liens directs, selon un processus que j'ai tenté d'écrire dans Rue Freud à partir de différents exemples...