lundi 3 septembre 2018

Un adieu?

"Cavale" de Johan Bourgeois
Un envol aux multiples frémissements... Celui de la fin de la Maison rouge à Paris qui ferme. Celui des escapades humaines dans les airs avec sauts, rebonds, chutes, échecs, histoires, émotions, prouesses, trucages, jeux, inventions; ceux de la création insatiable à partir de cette thématique, qui confine au rêve, cherche à nous faire prendre notre élan dans l'inconnu, l'improbable, le surprenant, le ridicule, l'émerveillement.

Il y en a pour tous les goûts et tous les âges dans cette exposition; et toutes les émotions, aussi. Un bel au revoir d'Antoine de Galbert. Une invitation à poursuivre avec nos propres associations de pensées, d'images, de souvenirs, de poésie.

En voyant les photos de Philippe Ramette, j'ai repensé à celles qu'avait proposées le CRAC de Sète: elles nous donnaient presque le tournis à nous faire douter du sens dans lequel il parvenait à tenir ses postures sur ses photographies (cf l'article de ce blog du 26/05/2016, "Sète à la renverse"). 

Cai Guo Qiang, "Hometown Sky Ladder"
J'ai revu dans ma mémoire un titre de livre, "Machines à rêver", d'Odile Faliu, montrant d'extraordinaires reproductions de machines volantes ou aquatiques, issues des trésors du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris. 

J'ai rééprouvé les sensations sur les balançoires multiples auxquelles, enfants, nous avions accès au fil du temps, des vacances, des déménagements. Mais aussi aux jeux où l'on cherchait à effrayer quelqu'un les yeux bandés en lui enjoignant de sauter de très haut alors que la hauteur réelle était dérisoire...

Quand l'enfant s'était résolu à sauter, lorsqu'il enlevait le bandeau pour comprendre ce qui se passait, la peur et l'élan qui l'avaient habités s'avéraient complètement déplacés et il ne pouvait que se sentir ridiculisé... Mais c'était juste le temps de pouvoir plus tard jouer à son tour en changeant de rôle avec un enfant ne connaissant pas encore le jeu.

L'élan dans l'effroi, interrompu par le choc d'un réel dérisoire, accompagné des rires moqueurs des autres... souvenirs cuisants de l'enfance... Et pourtant, comme nous le fait vivre cette exposition, souvenirs tout autant exaltants, bouleversants, dans le meilleur et dans le pire.

Extrait du "Parc" d'Angelin Preljocaj
C'est avec eux que je dis moi-même au revoir à ce blog et à ses lecteurs. Et en particulier avec ce moment de grâce exceptionnel de la chorégraphie de Preljocaj.

J'ai depuis 5 ans eu l'occasion d'échanges instructifs et émouvants, malheureusement pas toujours présents dans les commentaires. Et j'aurai ainsi pu me familiariser avec ces outils d'échanges informatiques qui peuvent être d'une grande richesse. Je remercie tous ceux qui l'ont suivi et souhaite à tous de belles découvertes informatiques. Claude de la Genardière.



   

mercredi 1 août 2018

Voix vives de la Méditerrannée

Les chemins de la poésie se sont ouverts à Sète, une fois de plus. Chemins qui tentent de vaincre les guerres, les oublis, le massacre des langues et la destructivité humaine.

Au jardin du Château d'eau
Les poètes invités charrient en effet avec eux bien des désastres mais aussi parfois un humour déboussolant et toujours, un élan de vie impressionnant. Leur capacité, leur ténacité à mettre en mots, à donner forme à ce qui voudrait parfois voler en éclats de violence semble indestructible. 

Depuis nos places d'auditeurs nous pouvons nous nourrir de poèmes jour après jour en regardant la mer, en accueillant les langues, l'autre, l'étranger, le voisin, et nous faisons place ainsi aux belles surprises de l'humanité. 

Nous sommes plongés aussi au coeur de ses catastrophes, mais avec toujours l'espoir que donne cette mise en mots parlants, en rythmes qui maintiennent la vie de la langue. Et tout au long de ce festival, place est donnée aussi à la chanson et aux contes. 

Les espaces sétois facilitent ces rencontres, sur les places, dans les cafés, les ruelles, les terrasses ombragées, les jardins secrets. La cohabitation avec les habitants est multiple: beaucoup de bénévoles ont contribué à la maintenance de ce festival malgré la suppression des subventions. Et d'autres Sétois ont à subir, jour après jour, la transformation de leur ville, parfois défigurée par des sonorisations abusives dans de petites ruelles où tout résonne si fortement, même quand il ne s'agit que d'échanges entre voisins...

Fadwa Souleimane en 2017 sur le brise-lames
Leur mécontentement est parfois cinglant! Toutefois il n'a pas empêché jusqu'à présent la tenue du festival qui cohabite par ailleurs avec de nombreuses autres manifestations estivales déclinées sur le port, les canaux, les plages, l'étang de Thau, l'Eglise Saint-Louis et le théâtre de la mer. 

Un vacancier aux goûts éclectiques peut ainsi passer de l'écoute de la poésie aux joutes et aux musiques électroniques, tout en profitant des bains de mer et des rendez-vous conviviaux, culinaires, plus ou moins arrosés... Mais ce vacancier-là existe-t-il? Et s'agit-il de profiter?

En tout cas, sur la place du kiosque, où se tiennent les marchés, un cinema, des aires de jeu, des cafés et des restaurants à côté de la poste et de la médiathèque, un bel hommage a été rendu à la poétesse syrienne Fadwa Souleimane, décédée d'un cancer peu après les "Voix vives" de l'année dernière (cf mon article du blog du 7 Novembre 2017, "Brise-lames"). 

Hala Mohammad
Sous le kiosque, la poésie se mêlait aux jeux des enfants, à la musique des cafés, au passage des voitures et à la verve de l'accent sétois. Pas de silence révérencieux ici mais la continuité de la vie parmi tous, au prix même parfois d'une ignorance les uns des autres... On se prend à rêver que des ponts soient envisageables entre tous...

Cet hommage a suscité beaucoup d'émotion chez nous tous, notamment grâce à la présence et à la poésie de Hala Mohammad, autre grande poétesse syrienne exilée en France, éditée chez Bruno Doucey.

Et la vie continue, le festival aussi mais il est désormais compromis, comme beaucoup d'autres, par les restrictions budgétaires. Il faudra s’employer à le faire exister encore longtemps, si possible.   





dimanche 8 juillet 2018

façons de faire avec la guerre

A Paris comme ailleurs, de nombreuses créations sont présentées ayant la guerre pour thème, les guerres et leurs infatigables destructions et recommencements. Sous de multiples formes, théâtrales, cinématographiques et photographiques entre autres, ces créations nous obligent à penser la guerre, au-delà de son actualité lancinante.

Récemment en particulier, le théâtre nous a proposé à Paris l'Odin theatret invité par Ariane Mnouchkine avec L'Arbre , ainsi que la mise en scène de Jean Bellorini à partir des paroles gelées de Rabelais, auquel j'ai fait écho dans le précédent article et bien d'autres encore.


La photo ci-contre est celle de l'exposition des photos de Martin Brazilai sur les Refuznicks présentée à Sète cet hiver dont j'ai rendu compte sur ce blog le 14/02/2018. Je la redonne un peu pour remplacer ici les photos que je n'ai pas prises de la représentation de L'arbre.

L'Odin theatret, est une troupe de théâtre prestigieuse dans les années 70-80 et qui continue son chemin avec des formes théâtrales de base où tout est fabriqué et porté par la troupe, sans artifices spectaculaires.

Le spectateur est emmené à travers les continents et leurs traditions que traversent les guerres, celles d'autrefois, celles d'aujourd'hui. Danses, chants, rituels, ploient comme l'Arbre, sous la cruauté. Celui-ci se transforme au fil de la pièce, se trouve lui-même construit puis désarticulé et privé de toute fécondité.

Les comédiens incarnent les tentatives de laisser revenir la vie, de l'appeler, de la convoquer. Sur des compositions de tas de cadavres, de têtes coupées, se déchaînent des pleurs et des cris chantés, psalmodiés, dansés au vertige des corps. Ceux-ci ont pris la place des chants des oiseaux qui ont déserté l'Arbre. 

Une dimension sacrée tente de reprendre force à partir des formes données aux objets, aux jouets, aux rites,  aux gestes, aux récits. La guerre et ses brouillards est là toujours, sous-jacente, l'oubli cherche à se frayer un chemin en recouvrant la terre de blancheur immaculée.

Ce travail restitue la dimension première du jeu chez l'être humain: depuis son enfance, il fait un monde avec rien, chiffons, terre, branchages et surtout présence du corps, de la voix et musique. Il est porté aussi par l'art du récit, l'importance de ce qui est raconté de cette histoire, la répétition des phrases qui crient, qui appellent à être entendues d'urgence.

Les outils de la guerre ont changé aujourd'hui depuis les guerres où s'affrontaient directement les corps jusqu'à celles où les armes se sont transformées en armes de destruction massive. Cette mise en scène pourrait sembler éloignée des formes actuelles des guerres que sont le terrorisme, les guerres informatiques, l'utilisation des drones, etc. La perception des camps en présence s'est complètement transformée au fil du temps mais les enjeux humains sont encore les mêmes: comment maintenir la vie face à l'ardeur destructrice de l'humanité, maintenir non seulement la survie mais la culture, les voies de la transmission.

Un merveilleux film est venu apporter récemment son lot de trouvailles intelligentes, belles et émouvantes à ces questions, avec un langage visuel de toute beauté: Parvana, de Norma Towmey, actuellement en salles à Paris. Le régime des talibans en Afghanistan y est montré dans toute sa radicalité à travers la vie des membres d'une famille qui tente d'exister dans son identité, avec des choix parfois conflictuels entre ses membres.

Il s'agit d'un "film d'animation", ce qui renforce la dimension symbolique des combats. La place des récits et des contes traditionnels y est fondamentale, et joue comme un fil continu de recours à l'humanité, a sa force tenace contre la destructivité.

Même propos, au fond que celui de l'Odin theatret: pas d'effets spectaculaires, pas d'esbrouffe, une sobriété d'expression qui peut atteindre chaque spectateur au coeur. Des oeuvres réjouissantes et inspirantes!

mercredi 30 mai 2018

De Rabelais au camp du Millénaire

Formidable mise en scène que celle de Jean Bellorini à partir de Rabelais ("Le quart livre") en ce moment à St Denis en banlieue parisienne! Un mélange de fête gargantuesque, d'érudition pleine d'humour, de magnifique travail des comédiens-chanteurs, de beauté de la scénographie et des éclairages, de musique extrêmement riche et traversant les siècles. Un intense moment duquel on ressort un peu sonné, traversé de toutes parts!

Du coup l'idée de marcher au retour le long du canal de St Denis jusqu'à Paris a semblé fort bien venue en ce jour chargé de lourdeurs orageuses. Un périple apparemment dérisoire comparé à celui des héros de Rabelais, Pantagruel et les autres, au cours de leurs traversées multiples... Et pourtant...

Au début de ce petit périple dionysien, puisque c'est ainsi qu'on appelle les habitants de St Denis, cette banlieue offre des coins plutôt charmants d'un côté, et assez industriels de l'autre. A gauche, de petites maisons et jardins s'imposent au-devant des immeubles de type HLM mais des HLM à proportions humaines et parfois même assez beaux et dotés d'espaces verts.

La population est bigarrée, souvent à la peau noire, peu nombreuse en cette heure où le jour s'attarde. Les jeunes, par petits groupes, discutent et écoutent de la musique, comme partout. Quelques familles terminent leur pique-nique et remballent sacs, poussettes, et poubelles.

Sur l'autre rive, se déploie une importante architecture d'entrepôts et d'usines. Il en existe même qui ont été décorées de couleurs vives aux motifs fleuris! On se demande quelle initiative en a été à l'origine. Elles m'ont fait penser aux photos recouvrant des façades d'immeubles et de constructions diverses après le passage de JR et d'Agnès Varda au cours de leur périple pour leur film "Visages Villages".

Peu à peu, au fil de la marche, le croisement des deux canaux approche, du canal de St Denis avec celui de l'Ourcq. Mais l'atmosphère citadine s'est nettement densifiée des deux côtés. Se profile même sur la droite un centre commercial et l'on se retrouve en pleine ville de ce côté-là.

En revanche, les promeneurs et cyclistes se sont raréfiés de mon côté. Et apparaissent peu à peu des tentes de personnes sans domicile, disséminées ici et là. D'un coup je réalise que tout s'est transformé. Les bords immédiats du canal sont devenus de part et d'autre des lieux de refuges pour migrants. Ils s'échelonnent de façon continue sur les rives. Quantité de tentes se pressent côte à côte, sans aucun espace entre elles; la place manque pour les humains comme pour les ordures. La couleur des peaux s'est uniformisée... celle de migrants africains sans doute. Un cycliste continue encore un peu sur le bord du canal mais les riverains habitants dans du dur semblent avoir déserté. 


Quelle place ici pour une promeneuse devenant une étrangère au bord de cet espace sidérant rempli d'étrangers en transit? Non pas promeneurs, eux, ni touristes, mais en état d'urgence vitale, de survie espérée. Alors qu'il me semblait risquer de devenir une intruse, je ne les prends pas en photo, bien sûr, et je passe à côté, comme le cycliste. D'ailleurs le chemin de halage s'arrête là.

Je remonte sur l'allée au-dessus du canal qui mène au parc de La Villette et à ses attractions multiples. C'est la foule à nouveau en ce dimanche soir, bigarrée, échauffée, multiple avec encore des familles et leurs enfants qui rentrent chez elles et beaucoup de jeunes qui s'animent.

Le long du canal de l'Ourcq, la population devient peu à peu beaucoup plus homogène: petites embarcations où l'on se donne en spectacle avec bières à l'appui et harangues de l'une à l'autre, pique-niques bien arrosés aussi sur les bords où se sont assis de multiples groupes de jeunes gens bruyants et apparemment joyeux. Population à la peau blanche, même si en s'écartant un peu du bord on retrouve la bigarrure des peaux et des langues et une boulangerie algérienne...

Quel périple quand-même! Quel patchwork humain depuis le théâtre Gérard Philippe de St Denis! Et depuis Rabelais! Tous ces humains si proches géographiquement et si étrangers les uns aux autres! La situation révoltante dans laquelle se trouvent certains d'entre eux, ne semble pas créer de révolte, même pas de bruit, à peine du désordre dans un paysage destiné probablement à être "réhabilité" comme l'ont été les bords du canal de l'Ourcq, notamment  du côté de Bobigny, après avoir servi de lieu refuge pour les "Roms" il y a quelques années.

dépliant proposant des randonnées le long du canal de St Denis 
Qu'est-ce-que cette vie qui continue, fragmentée, clivée, comme le sont nos vies psychiques après des tempêtes traumatiques? Rabelais nous en dit-il quelque chose? Jean Bellorini nous propose avec lui de "dégeler" les paroles. Sans doute une voie d'une grande richesse à suivre. Cependant chez Rabelais, le dégel des paroles fait entendre la fureur des guerres...

Ce matin, j'apprends aux informations que ce camp de migrants précisément est évacué en ce moment même. On l'appelle "camp du Millénaire"! Mais oui! Une décence minimum aurait pu éviter cette nomination monstrueuse! Bien sûr, il s'agit du nom du fameux centre commercial que j'avais aperçu sur la droite.... Ainsi d'une rive à l'autre du canal les noms de lieux crient aussi les aberrations de nos sociétés.


 


samedi 5 mai 2018

Au présent d'Anselm Kiefer



Für Andrea Emo 2015-20017
L’espace grandiose de la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin en banlieue parisienne offre à nouveau aux visiteurs l’occasion de se rendre réceptifs à une grande œuvre, celle d’Anselm Kiefer.

Avant même d’avoir encore pénétré dans les différentes salles, les tableaux vous happent de loin, alors que vous ne faites encore que les apercevoir. Ils construisent déjà l’espace de la rencontre entre eux et vous: un espace vierge et pourtant déjà tout habité de l’œuvre à peine entraperçue.

L’entrée dans ce lieu invite celui qui pénètre à un ralentissement de son propre rythme, de sa marche, de sa respiration, de sa parole, même. Les visiteurs chuchotent plus qu’ils ne parlent et restent le plus souvent seuls devant ces immenses œuvres, même s’ils sont venus accompagnés.

Au moment où l'on sent son corps se dilater aux dimensions des tableaux, il faut tenter de se rendre réceptif pour un temps de silence intérieur prêt à accueillir des vagues de bouleversement intime, d’émotion, de douleur, d’émerveillement. Il m’a semblé important de ne pas vouloir chercher d’emblée à comprendre l'oeuvre même si beaucoup de choses sont écrites à son sujet et même parlées par l’artiste lui-même; plutôt laisser entrer en soi tout un monde, tout un rapport à l’espace qui offre un accès à un voyage temporel. 

La possibilité de se laisser gagner par l’espace-temps de l’oeuvre d’Anselm Kiefer est magnifiquement offerte dans ce lieu hors normes, hors de Paris, auquel on peut même accéder par le canal de l’Ourcq, à pied, en vélo, en bateau... On peut déjà se déplacer, symboliquement et avec tout son corps pour atteindre cet espace. Hélas les photos que je joins à cet article ne permettent absolument pas de sentir le mouvement des oeuvres. Mais l'affiche-même de l'exposition est beaucoup moins prenante que le tableau lui-même, semble toute plate quand on a vu l'original. 

Dans ces derniers tableaux, Anselm Kiefer reprend des œuvres anciennes et les transforme. Elles prennent ainsi une épaisseur singulière, faite de surimpressions, d’effets de transparence, d’effacements et de recouvrements ; toute une architecture qui sculpte l’espace de la toile et qui met à l’œuvre la capacité de l’artiste à faire accéder le regardeur au geste créateur lui-même, comme s'il s'accomplissait devant lui. 

Under der Linden an der Heide, 1987-2017
Les traces, les épaisseurs prennent corps alors qu’une partie du tableau semble même avoir été rageusement rejetée par l'artiste, maltraitée. Comme s'il y avait projeté son tourment, peut-être un tourment temporel. Comme s'il avait cherché à rassembler dans chaque tableau une appréhension du temps où seraient présents simultanément passé, présent et futur. Et cela donne le vertige...

L’artiste lui-même  commente son travail fait à partir du philosophe italien Andrea Emo avec un vocabulaire d’abolition de soi et de renaissance. Et s’il y a de la destruction à l’œuvre, le regardeur n’est pourtant pas embarqué dans un mouvement mortifère. C’est même plutôt une profusion créatrice qui se manifeste devant lui, en offrant la possibilité d’un souffle, d’une respiration, d’une ouverture salvatrice aux dimensions de l’infini.         


dimanche 8 avril 2018

Accueillir l'oeuvre de Jean Fautrier

La passoire, 1955
Voici aujourd'hui une rétrospective de l'oeuvre de Jean Fautrier qui donne, au Musée d'art moderne de la ville de Paris, une belle occasion de saisir l'ensemble du parcours du peintre.

A propos de l'exposition présentée au parc de Sceaux en 2014, j'avais évoqué sur ce blog mon intérêt pour cette oeuvre mal connue du grand public, malgré sa force, et mes recherches sur la biographie de l'artiste (articles de Décembre 2014 et Janvier 2015).

Cette fois-ci, l'ampleur de l'exposition permet d'enrichir notre regard sur l'artiste et les commentaires des critiques de l'époque viennent maintenant se confronter à ceux d'aujourd'hui.

Otage vers 1943
Le critique de Télérama, par exemple, Olivier Cena, semble désemparé et même plutôt ennuyé devant ce travail. Il cite des propos de Fautrier lui-même qui dit s'ennuyer de sa peinture ou de peindre. A mon tour, alors que je parvenais à la dernière salle de l'exposition, une visiteuse m'a demandé ce que je pouvais bien voir là-dedans. Pour elle, le peintre peignait toujours la même chose!

Oui mais ce n'est qu'à première vue. Et les propos à l'emporte pièce du peintre ne me semblent pas dire autre chose qu'une lassitude devant la difficulté à dire quelque chose du processus créateur, d'ou des réponses provocatrices aux questions sans réponse possible dans un cadre d'entretien où l'on attend "le" propos frappant, "la" phrase phare qui sera citée indéfiniment dans les articles...

Pour ma part, face à une telle ouvre, je me sens comme dans un univers psychique à découvrir, ainsi que dans mon travail de psychanalyste. Il ne s'agit pas de trop vouloir comprendre, mais plutôt de se laisser gagner par l'inconnu et par la surprise, alors que s'expose à mes yeux l'apparente répétition des thèmes et des motifs.

L'homme qui est malheureux, 1947
Par exemple, ces fameuses "têtes d'otages". Ainsi que je l'avais déjà évoqué, il semble que l'on se soit un peu précipité sur le sens supposé de ces têtes, liées à l'assassinat d'otages par la Gestapo, contre le mur de la maison du peintre, pendant la guerre de 40 .

Fautrier lui-même en a donné d'abord cette lecture. Pourtant bien des têtes peintes ensuite ne sont pas référées par lui à cet évènement. Il leur donne même d'autres titres.

Il semble bien qu'il y ait une trame de visages esquissés qui peuvent ouvrir à tout autre chose qu'à de la souffrance ou de la torture. Ceux-ci proposent des modulations et des déplacements qui donnent corps à de l'ambiguïté. Ils provoquent ainsi un trouble chez le regardeur qui cherche à les accueillir.

Tête vers 1954
Les supposées répétitions du peintre montrent, quoi qu'il en soit, un parcours "associatif", comme on dirait en psychanalyse, fait à partir de ces têtes, marquées d'abord par la destruction.

Fautrier au fur et à mesure qu'il reprend cette trame récurrente fait émerger d'autres traits, d'autres couleurs, d'autres univers mais cela reste indécidable pour le regardeur.

En m'attardant sur certaines d'entre elles, j'ai été particulièrement troublée par les superpositions  d'ovales des visages et de ce qui peut ressembler à des profils, mais des profils abîmés, écorchés, voire difformes. C'est bien cette superposition qui ouvre les perspectives. Le profil barre parfois l'oeuvre, bien que présenté de face, tout en laissant place à la douceur de l'ovale...

Le malaise laissé éventuellement par l'oeuvre de Fautrier vient sans doute de nos difficultés à accepter l'incertain, le mobile, ce qui échappe à une pensée binaire. Alors qu'il peut être tellement plus émouvant de se laisser entraîner par le jeu des formes et des couleurs sans chercher toujours à comprendre! Et l'on entend bien, à travers les films présentés dans le cadre de l'exposition, la façon dont Fautrier évite de se laisser enfermer dans des définitions.

Sans titre, 1963
Alors réjouissons-nous de ces scintillements de lumière sur de simples objets, boîtes de conserve, flacons ou fleurs et sur les paysages.  Ne cherchons pas trop à retrouver dans le titre donné au tableau ce qu'il est supposé représenter.

L'émotion suscitée n'a peut-être rien à voir avec le titre. La superposition de l'éprouvé et du titre peut ouvrir les perspectives au lieu de les fermer. Et avec ce qu'on a appelé "la peinture informelle", l'émotion peut nous gagner en nous abandonnant à notre incertitude. Une expérience forte! 

mercredi 14 février 2018

Les refuznicks

Il y a d'abord la guerre, partout! La guerre sous toutes ses formes à travers le temps et l'espace. Il y a ses effets directs, indirects, collatéraux, méconnus, inconnus, camouflés, étudiés, révélés. Les regards se modifient, la mémoire s'efface ou s'enrichit selon les époques et selon ses niveaux, familiaux, nationaux, ou relevant plutôt de l'inconscient psychique. Il y a les comptabilités sélectives, les nombres de morts, les chiffres des coûts en argent, en handicaps physiques, en déplacements de populations, en famines, en exils, et les coûts psychiques.


Une récente exposition à la Maison de l'image documentaire de Sète (MID) nous a offert encore un  regard particulier sur ces guerres: celui des opposants, objecteurs de conscience, déserteurs, démissionnaires, mutins, lors des guerres de 14-18, d'Algérie et au sein de l'armée israélienne.


Panorama saisissant du prix à payer pour s'être opposé, prix en représailles, exécutions, dégradations par les Armées, mais aussi en déchirements intérieurs, en humiliations, en doutes, en traumatismes devant le renversement des accusations: refuser de trahir les siens en acceptant les abus de l'Armée étant considéré comme un acte de trahison du point de vue de l'Armée elle-même: un militaire doit seulement obéissance à ses chefs. 


L'exposition montre quelques photos de soldats ayant causé des mutineries pendant la Grande Guerre et qui furent "fusillés pour l'exemple", au nombre de 740. Et l'on découvre aussi des monuments aux morts inhabituels comme celui de Saint-Martin d'Estreaux, érigé 1922 mais inauguré seulement en 1947, à cause des désaccords qu'il soulevait et des dégradations dont il était l'objet(photo ci-contre).


Le travail psychique sur les traumatismes de guerre a permis de faire apparaître notamment la place essentielle de la trahison par les chefs dans la gravité des effets traumatiques pour les combattants, ceux du Vietnam, en particulier. (Cf les travaux des psychiatres américains repris par les psychanalystes français Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière et ceux du psychanalyste anglais W.R.Bion, souvent cités sur ce blog). Mais les traumatismes de guerre passent par de multiples voies à travers les générations, alourdissant peu à peu le poids du silence avec celui d'une honte indicible.



La situation des israéliens est tout à fait singulière puisque leur engagement dans l'armée fait partie de la citoyenneté. Le désengagement peut donc avoir des conséquences extrêmement graves pour chacun, dès leur jeune âge, mais aussi déchirer les familles elles-mêmes. Le photographe Martin Brazilai a photographié nombre de ces opposants à la guerre et leur histoire est consignée à côté de chaque portrait dans un beau livre édité par Amnesty international en 2017, "Refuznicks" (Editions Libertalia).


La préface d'Eyal Sivan est très instructive. Il explique notamment que ne pas faire l'Armée, ne pas avoir de numéro personnel et ne pas appartenir à une génération identifiée par son label guerrier signifie qu'on n'a pas passé le rituel d'initiation collective indispensable pour devenir un(e) israélien (ne) à part entière. Un beau travail qui articule celui du photographe, celui de l'éditeur du livre, et celui des responsables de l'exposition.